[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#659DBE »]É[/mks_dropcap]motion et appréhension nous saisissent inévitablement quand un.e auteur.e, dont nous avions beaucoup aimé le premier roman, en publie un deuxième. Elisa Shua Dusapin nous avait conquis.es en 2016 avec Hiver à Sokcho, révélant une écriture singulière qui conjuguait, dans une veine impressionniste, la précision avec l’étrangeté. A seulement 24 ans, elle faisait entendre une voix finement maîtrisée, très personnelle.
La barre était donc haut placé à l’arrivée du deuxième ; et elle a été franchie allègrement, pour notre plus grand plaisir. Les Billes du Pachinko est une réussite, confirmant le talent de l’écrivaine et nous donnant l’envie de la suivre encore et encore.
Alors qu’Hiver à Sokcho nous plongeait dans le froid d’une ville portuaire de Corée du Sud, Les Billes du Pachinko nous font éprouver la canicule de l’été tokyoïte. Nous accompagnons Claire, la trentaine, qui vient de Suisse et qui rend visite à ses grands-parents maternels. Ceux-ci ont quitté leur pays natal, la Corée, dans les années 50 à cause de la guerre civile et se sont réfugiés à Tokyo où ils tiennent depuis un petit Pachinko, une salle de jeu très populaire au Japon. Claire s’est mis en tête de les convaincre à effectuer un voyage originel qui leur permettrait de retrouver, enfin, le pays qu’ils ont dû abandonner et où ils ne sont jamais retournés.
Mais elle communique mal avec eux car elle ne maîtrise pas leur langue et ils se voient peu, la mère de Claire ayant coupé les ponts en s’installant en Occident et se mariant avec un Français. Claire se sent souvent étrangère, maladroite, ses grands-parents l’irritent et elle leur en veut d’être aussi insondables :
“Je les regarde, dépassée. Ils vivent cloîtrés dans le périmètre du Pachinko. Leur vie sociale se borne à l’échange de billes contre des babioles, cent billes, des bouteilles d’eau, mille billes, du chocolat, dix-mille billes, un rasoir électrique, zéro bille, un chewing-gum, lot de consolation.”
Alors pour s’échapper un peu de chez eux et de l’emprise de la salle de Pachinko, dont le bruit et les curieux personnages la hantent nuit et jour jusque dans sa chambre à l’entre-sol , elle a répondu à une annonce. Elle est chargée de donner des cours de français à domicile à une petite fille japonaise, Mieko. Cette enfant, très solitaire, l’intrigue. Elle vit seule avec sa mère dans un minuscule appartement, à l’ambiance aquatique et calfeutrée (la mère se présente comme Madame Ogawa, serait-ce un clin d’œil à la romancière Yoko Ogawa, spécialiste du bizarre et du trouble ?). Claire y est accueillie avec un mélange de froideur et de courtoisie, accentuant son sentiment d’être, ici au Japon et chez ses grands-parents, à part, dans le flou, ne sachant à quoi se raccrocher et suivant les mêmes trajectoires incertaines que les billes d’un Pachinko… Elle voit Tokyo comme une ville artificielle, presque irréelle, grouillante de néons, de salles de jeux et de supérettes vendant des denrées sous vide. Et avec Mieko, pour se distraire, elles se rendent à Disneyland et visitent même la réplique du village d’Heidi, faisant du pays d’où vient Claire une contrée exotique et fantasmée.
Claire finit cependant par se prendre d’affection pour Mieko. Une belle relation se tisse entre celle qui se fait appeler “Onni” (grande sœur en coréen) et sa jeune élève, dont la mère est distante et le père a disparu, monté à bord d’un Shinkansen à destination inconnue. Leurs solitudes à toutes les deux se reconnaissent et leurs confidences résonnent dans la nuit :
“- On devrait mourir comme la mue des animaux. Plus on vieillirait, plus la peau s’éclaircirait. A la fin, on verrait tout l’intérieur de nous, les veines, les os, les sentiments, tout. Et les gens se réfléchiraient en nous avant qu’on finisse par devenir complètement transparent. A ce moment-là, on irait chez son enfant pour lui donner son dernier souffle.
– Son enfant ?
– Oui. C’est lui qui vit après.”
Un été qui sera décisif dans la vie de Claire, éprouvant le poids du passé, des non-dits, de cette double-culture qui la déchire. Les Billes du Pachinko est très proche d’Hiver à Sokcho en ceci qu’il met en scène le même type de personnage, à savoir une jeune femme qui peine à s’ancrer dans le monde, perdue entre plusieurs identités. A l’image d’Elisa Shua Dusapin qui est franco-coréenne, ses héroïnes doivent compter sur un double héritage culturel et une histoire familiale marquée par les bouleversements générationnels et/ou l’exil. Une douleur est là, violente, qui s’insinue partout, au plus profond des êtres. Il y a quelque chose qui grouille, quelque chose d’organique dans l’écriture d’Elisa Shua Dusapin, rendant palpables les fissures intimes et le vertige que l’on peut éprouver à ne pas comprendre le monde, trop vacillant, éclaté. Il y a comme une blessure inguérissable à ne pas pouvoir se rassembler avec tout ce que le monde et les proches nous lèguent. La romancière parvient avec une étonnante économie de moyens à nous faire ressentir le trouble et la singularité de paysages émotionnels. Une écriture qui fait mouche, brillante, bluffante.
Et si Les Billes du Pachinko est si beau, peut-être encore plus beau que son précédent roman, c’est qu’Elisa Shua Dusapin a laissé la place à davantage de douceur entre les êtres, qui parviennent, parfois, miraculeusement, à se lier et à se transmettre quelque chose d’eux-mêmes, de l’ordre de la filiation et de la consolation. Les dernières lignes sont superbes : un véritable envol vers l’Autre, l’Ailleurs et soi-même…
D’ailleurs, à propos du lien, Addict-Culture avait invité l’année dernière plusieurs auteurs à écrire autour de cette thématique. Et voici le texte que nous avait offert Elisa Shua Dusapin : Les Ursulines. Savourez…
Je suis plus nuancée. Si j’ai aimé, il m’a quand même manqué un je-ne-sais-quoi pour pleinement adhérer. Peut-être que c’est le côté trop contemplatif ?