[dropcap]A[/dropcap]près Le cœur de l’Angleterre, paru en 2019, où Jonathan Coe mettait son talent au service d’une grande interrogation : comment en est-on arrivé là ?, l’auteur anglais nous revient avec un roman aussi différent qu’inattendu : Billy Wilder et moi. Avec son titre d’une précision sans pareille, ce roman est bien davantage qu’un hommage ou une biographie romancée. Jonathan Coe découvre Billy Wilder en 1970, avec un de ses films les moins célébrés, La vie privée de Sherlock Holmes, émouvante évocation d’un Holmes amoureux (incarné par Robert Stephens) emporté dans une aventure aussi romanesque que passionnée avec la mystérieuse Ilse von Hoffmanstal, alias Gabrielle Valladon (jouée par Geneviève Page). La fascination de Coe pour ce film et son réalisateur va, de son propre aveu, tourner à l’obsession… Depuis longtemps, l’auteur anglais tournait donc autour de l’idée d’un livre sur Wilder : mais les biographies étaient déjà nombreuses. D’où l’idée d’un roman centré sur l’avant-dernier film de Billy Wilder, Fedora, sorti en 1978, presque aussi mal aimé que son Sherlock Holmes et tout aussi attachant.
L’héroïne de Jonathan Coe s’appelle Calista, elle est grecque, elle est toute jeune. En 1977, lors de son voyage initiatique aux Etats-Unis, elle rencontre par hasard Billy Wilder et son fidèle co-scénariste, I.A.L. Diamond. Elle ne connaît pas l’œuvre de Wilder, en fait elle ne connaît rien au cinéma. Mais l’homme la fascine, son univers aussi. Quelques mois plus tard, Calista est de retour au bercail. Et Wilder vient tourner quelques scènes de Fédora non loin de chez elle. Il a besoin d’une interprète : Calista fera l’affaire. Entre-temps, elle aura acquis une culture quasi-encyclopédique du cinéma. Et son rôle ne va pas se cantonner à une courte mission d’interprétariat : on va lui proposer d’accompagner l’équipe tout au long du tournage. Une chance incroyable pour cette jeune femme musicienne qui va, au passage, rencontrer quelques personnes qui l’aideront quand elle voudra composer des musiques de films.
C’est donc avec ses yeux que le lecteur va suivre le tournage du film qui va constituer le chant du cygne de Billy Wilder, avec un morceau de bravoure de 60 pages où Jonathan Coe laisse la parole à Billy Wilder. Le tournage a conduit l’équipe à Munich. Lors d’un dîner, un jeune convive allemand particulièrement mal inspiré fait allusion à :
« des études (américaines) intéressantes… selon lesquelles les chiffres de l’Holocauste auraient été exagérés. Et seraient complètement disproportionnés. » Billy Wilder réagit de façon pondérée, dans un premier temps : « Oui, j’ai entendu parler de ce mouvement qui cherche à nier la réalité historique (…) Mais je crains fort que ça ne colle pas avec ce que j’ai moi-même observé. Ni avec ce que j’ai moi-même vécu. »
Car Billy Wilder, issu d’une famille juive polonaise, a vécu à Berlin jusqu’à ce qu’il soit obligé de quitter l’Allemagne en 1933, face à la montée effrayante du nazisme. Il commencera par vivre à Paris, puis partira aux Etats-Unis où il commencera sa carrière de scénariste, puis de réalisateur. Sa mère, sa grand-mère et son beau-père ont tous péri dans les camps… Plutôt que de répliquer directement au jeune Allemand, Wilder décide de raconter une histoire, que Jonathan Coe écrit sous la forme d’un scénario, commenté en aparté par Wilder lui-même.
L’histoire commence en 1933 à Berlin. C’est là que sont réunis la plupart des réalisateurs que, bientôt, on retrouvera à Hollywood : Billy Wilder, Robert Siodmak, Edgar Ulmer, Fred Zinnemann…. Billy (qui s’appelait Billie à l’époque) déambule dans Berlin avec sa petite amie Hella : ensemble, ils font des projets de vacances à Davos. Mais l’inquiétude est prégnante, on annonce qu’Adolf Hitler vient d’être nommé chancelier du Reich. Dans les rues, les SS lynchent les vieux juifs. Puis surviennent l’incendie du Reichstag, et le moment pour Billie et Hella de prendre le train pour Paris avant qu’il ne soit trop tard. Dans la capitale française, ils rencontrent Peter Lorre et Miklós Rózsa, qui deviendra un des plus grands compositeurs de musique de films. Wilder vient de vendre un scénario à Hollywood et s’apprête à embarquer pour les Etats-Unis… sans Hella.
Dix ans plus tard, Wilder fait partie du tout-Hollywood : la guerre lui paraît lointaine…
Bien sûr, j’avais suivi l’actualité, et je savais ce qui s’était passé, suffisamment pour comprendre que j’avais pris la bonne décision en quittant l’Europe au moment où je l’avais fait. Certains me traitaient de pessimiste à l’époque. Eh bien, comme je le leur dirais plus tard, ce sont les pessimistes qui ont atterri à Beverly Hills avec une piscine dans leur jardin, et ce sont les optimistes qui ont fini en camp de concentration.
Billy Wilder cité par Jonathan Coe
Certes, Billy Wilder s’en était sorti. Pour sa famille, c’était une autre affaire, qui allait l’obséder pendant le reste de sa vie. Son histoire terminée, un long silence pèse sur l’assistance, et le jeune Allemand s’entend interpeller par Wilder :
« (…) s’il n’y a pas eu d’Holocauste, où est ma mère ?«
La tension dramatique est à son comble, l’émotion aussi… Point culminant du roman, ce moment en dévoile une des thématiques principales.
Car si Billy Wilder et moi semble au premier abord issu d’une obsession de son auteur pour le cinéaste, il embrasse de façon aussi élégante que brillante tout un pan de notre histoire contemporaine, et évoque l’évolution du cinéma hollywoodien, l’influence considérable qu’y ont exercée les réalisateurs venus d’Europe. De la nostalgie sans doute, des regrets aussi, un amour infini pour le cinéma et celui de Wilder en particulier, pour les thèmes qu’il affectionne – le vieillissement et l’approche de la mort, qu’il traitera à plusieurs reprises de façon lucide et bouleversante, notamment dans Boulevard du crépuscule et Fedora justement. Mais on connaît Jonathan Coe et sa causticité : le roman est émaillé de scènes cocasses, comme celle où Al Pacino, à l’époque compagnon de Marthe Keller, l’héroïne de Fedora, attablé dans un restaurant gastronomique réputé, réclame à grands cris un hamburger, ce qui lui vaudra la colère d’un Wilder révolté par tant de mauvais goût.
Formidablement écrit, savamment rythmé, ce roman-là est de ceux qui, comme le cinéma de Billy Wilder, savent faire ressortir, entre rires et larmes, le meilleur de nous-mêmes.
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Billy Wilder et moi de Jonathan Coe
traduit de l’anglais par Marguerite Capelle
Gallimard, avril 2021
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Image à la une : Photo by Brian McGowan on Unsplash