[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C’[/mks_dropcap]est une nouvelle fois un voyage a travers le temps auquel Souffle Continu Records nous invite. Mais une fois de plus, si le voyage s’annonce en première classe, les zones de turbulences sont parties pour se multiplier.
Compositeur de musique, réalisateur de films, auteur multimédia, designer sonore, écrivain, Jean-Jacques Birgé envisage la musique essentiellement dans la relation audio-visuelle, ou du moins dans sa confrontation aux autres formes d’expression artistique. Fondateur des Disques GRRR, il fut l’un des premiers synthétistes en France dès 1973, et avec Un Drame Musical Instantané le précurseur du retour au ciné-concert en 1976. Si sa première œuvre électronique date de 1965, il compose aussi bien pour des orchestres symphoniques qu’il improvise librement avec des musiciens venus d’horizons les plus divers. Pour ses créations « radiophoniques » et ses spectacles multimédia (zapping en direct sur grand écran, feux d’artifice, chorégraphies…), l’improvisation et l’écriture préalable se confondent, les traitements électro-acoustiques originaux s’intègrent aux instruments traditionnels pour fabriquer d’évocatrices fictions musicales qu’il nomme musique à propos.
À partir de 1995, il devient l’un des designers sonores les plus en vogue du multimédia et le spécialiste de la composition musicale interactive, cherchant à approfondir les effets de sens et à développer un éventail d’émotions toujours plus large.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]n 1974, Jean-Jacques Birgé est l’un des premiers français à utiliser les synthétiseurs qui n’en sont, faut-il le rappeler, qu’à leurs balbutiements, se plongeant corps et âme dans ces nouvelles technologies. Et si quelques-uns y voient là une occasion de toucher un large public avec quelques ritournelles faciles et malgré tout bien troussées, il va rapidement choisir la piste de l’avant-garde, celle qui cherche déjà à détourner les instruments pour en tirer le maximum, mais aussi des sons improbables que même les concepteurs de ces machines n’auraient imaginés.
Pour se compliquer la tâche, là où il aurait pu choisir la voie de ce qui allait devenir plus tard l’ambiant, il décide de faire équipe avec Francis Gorgé, l’un des guitaristes français avant-gardiste s’inspirant de free-jazz et épris de liberté d’expression en tout genre, surtout dès qu’il s’agit de sa guitare ; et le moins que l’on puisse dire, c’est que le résultat est détonnant, et ce dès les premières notes.
La crainte lors d’un tel duo eut été de voir l’ensemble sombrer dans une cacophonie invraisemblable qui se regarderait le nombril, s’écoutant jouer sans se soucier ni du résultat, même de l’impact sur les auditeurs. Il n’en est rien. « il s’agit avant tout d’expliquer l’action ». Voilà par quoi commence ce disque ; Oui, les deux musiciens ne partent pas pour délivrer une musique absconse et élitiste. Et si tout démarre sur une forme de Free extrême, très vite les premiers motifs apparaissent, basiques et accessibles, comme pour dire que malgré la difficulté évidente d’une telle musique, celle-ci se veut audible et compréhensible par tous.
Pas question de laisser du monde sur le bord de la route. Évidemment, l’amateur de variété a peu de chance de rester dans le bus et se précipitera au dehors lors de la prochaine station, mais tout ici est fait pour que la musique soit digérée avec facilité et plaisir ; Les motifs qui tiennent le rôle d’armature et de fondation sont simples, répétitifs, entêtants, parvenant ainsi à capter sans cesse l’auditeur même le plus distrait. Certes, c’est lorsque les entrelacements viennent se greffer au-dessus que les choses deviennent plus ardues. La guitare de Francis Gorgé évoque le Free Jazz le plus extrême, celui de Sonny Sharrock, sans concession et sans scrupule ; Les notes dévalent les escaliers de l’intensité, de la densité, sans donner de souffle à son auditeur. Ajouté à cela, il utilise une légère saturation qui amplifie cette sensation d’affolement général.
Tout cela pourrait se jouer dans un calme relatif si l’homme aux synthétiseurs, Jean-Jacques Birgé n’ajoutait pas, le clavier transi de malice, des notes par dizaines, elles aussi saturées, formant ainsi un magma exceptionnellement cohérent qui vous fascine dès le début sans relâcher une attention qui confine à l’hypnotisme ; Certes, ils ne sont que deux, mais quelle force, quelle conviction dans l’interprétation, pour obtenir, à l’arrivée quatre morceaux qui suivent la même ligne directrice : vous mettre à genoux, vous contraignant à rendre les armes. La corde lisse, qui aurait tout aussi bien bien pu s’appeler La Corde Raide, voit les notes de claviers s’effondrer, créant un climat digne d’un film expérimental proche d’un Eraserhead de Lynch. Une fois de plus, les références qui vous sautent aux tympans se nomment Silver Apples et Sonny Sharrock, mais je ne peux m’empêcher de penser à Sun Ra, celui de Sun Ra Arkestra où il va abandonner le Jazz sous sa forme la plus traditionnelle pour partir dans sa soucoupe volante et s’en donner à cœur joie avec les synthétiseurs.
Toutes ces références ne sont évidemment que des noms que l’on croise, car non, lorsque l’on écoute un morceau tel que La Corde lisse, les sonorités pétillent, explosent et partent dans tellement de chemins différents qu’il est impossible de se figer sur une seul et même référence. Et c’est tant mieux, car cela prouve que les références, lorsque le talent est présent, elle se disperse, se digère et s’évoque au mieux, mais jamais ne se récitent à la virgule près. Une fois de plus, le disque se termine dans une ambiance déterminée à vous laisser hors service. Le motif au clavier servant de ligne directrice tourne en boucle, obsessionnellement, sans changer d’une note, d’une rythmique, alors qu’au dehors, tout se morcelle peu à peu, et la force de ce disque réside en cela : Certes il s’agit là d’improvisations, et chaos bien digérés et parfois, les deux musiciens semblent jouer chacun de leur côté sans se soucier du voisin, mais ce serait une grossière erreur de penser à cela car s’ils doivent probablement improviser, il est aisé de les imaginer en studio, la connivence dans le regard pour se demander à l’un comme à l’autre, où il compte aller pour que l’autre suive.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]ucun des quatre morceaux proposés ici ne ressemblent à l’autre même s’ils sont construits sous la même forme : un simple duo. L’intro de CXLII peut vite s’avérer pour les âmes sensibles une fontaine à rétines car la beauté en est indéniable. Quant à Un Coup de Groutchmeu il s’accidente dès le départ avec une improvisation guitaristique d’une folie hallucinante où viennent se mêler des claviers tout aussi irrespectueux et tout se mélange dans une orgie sonore qui s’extasie devant nous sans la moindre pudeur. Cette saillie ne dure que quelques minutes, mais vous laisse pantois si ce n’est groggy avant une douceur provisoire mais salutaire.
Malgré tout, la sagesse populaire admet que la musique Free, Rock, Jazz ou Musette, n’a pas d’âme et est donc incapable de provoquer des émotions fortes hormis éventuellement, celle de l’agacement chez les plus obtus, et pourtant, il suffit de se laisser transporter, chahuter pour entendre à quel point cette musique est émotionnellement intense.
Enfin, pour finir, il semble d’une importance capitale de souligner à quel point ce disque est d’une incroyable modernité à l’heure où aujourd’hui, tout ou presque est à la sauce électronique en matière de musique, nombreux seraient ceux qui devraient s’inspirer d’un tel brûlot de liberté, s’éloignant de tout code commercial, s’affranchissant de toutes contraintes temporelles et de cadre radiophonique. Certes, un tel disque aujourd’hui ne se vendra pas, mais il est peu probable que lorsque l’on enregistre un tel disque, l’on pense en termes de marketing. La seule chose qui motive une telle musique, c’est l’amour qu’on lui porte et l’envie d’en faire, quelques soient les conséquences.
Une fois de plus, Souffle Continu continue d’explorer, de mettre à jour ces destins oubliés, sans non plus se soucier de connaître le nombre d’unités vendues. Ils éditent cette musique car ils l’aiment, et qu’ils estiment, à raison qu’elle a le droit de se faire entendre, même à petite échelle, et même s’il n’en vendent que 500. Il y a aura au moins 500 personnes qui profiteront de ce disque formidable et d’une liberté absolue. Et à l’heure où j’écris ces quelques mots, la liberté commence à régresser à grands pas, alors profitons en, et écoutons ce disque étendard d’une contre culture fascinante et essentielle.
Sorti le 23 mai dernier chez Souffle Continu
Ci-dessous une petite vidéo présentant le travail de Jean-Jacques Birgé :
Site web de Jean-Jacques Birgé