[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#800080″]J[/mks_dropcap]uillet 2001. Les Inrockuptibles viennent de décortiquer, avant l’heure, une quatrième œuvre solo (cinquième long format si je compte une production datant d’une époque où la demoiselle n’avait que 11 ans). À l’intérieur du numéro estival, le lecteur pouvait écouter un titre aléatoire du très attendu Vespertine.
Pour ma part, je fantasmais sous les charmes d’Aurora en devinant les fans se ruant sur tout échantillon imaginable afin de compléter le puzzle. Il faut dire que le disque succédait à Homogenic dont le succès confirmait une reconnaissance artistique sous la plume d’une presse dithyrambique. Des louanges qui résonnaient de concert avec celles de « consommateurs » subjugués par un univers brossé avec fougue et auréolé d’une remarquable fusion des genres. Le monstre pharaonique millésimé 1997 avait accouché d’une intense focalisation à l’égard de Björk. La suite se voulait plus intime, en symbiose avec les souffles procurés par la divine nature.
Le résultat fut épatant, le monument d’une discographie ayant trouvé sa source dans le besoin vital de rejoindre des racines insulaires, la soif de ressentir un certain apaisement intérieur après la rudesse d’une période mêlant les tensions nées d’une tentative d’attentat, auxquelles s’ajouta la réputation de personnalité lunaire (mais surtout lunatique), et sans occulter du tableau quelques remous sur le tournage de Dancer In The Dark.
L’islandaise osera transgresser les codes de sa propre pop en testant habilement des combinaisons expérimentales. Il n’y a jamais eu de fainéantise chez l’artiste, point de dessein destiné à décupler une recette jusqu’à l’épuisement blasé du public, même si certains sympathisants de la première heure prendront la tangente, frustrés de ne plus sautiller sur les fraicheurs malicieuses de Violently Happy ou Hyperballad. L’artiste continuera son chemin à la découverte de nouveaux horizons sans se soucier d’un positionnement quelconque. Défricher le terrain, redéfinir sa propre histoire au gré des circonstances et des rencontres.
Björk, depuis sa plus tendre enfance, respire la musique alors que le commun des mortels s’abreuve d’oxygène. Elle ne pouvait donc s’encroûter dans une forme de stabilité peut-être commercialement rentable mais humainement sans l’once d’une excitation créatrice.
La jeune hippie s’était très vite convertie au mouvement punk via les dislocations ensorcelées de Kulk, puis le tremplin que constituera la sensation détonante qu’elle engendrera au sein de The Sugarcubes. Elle ne pouvait donc renier un passé éclectique marqué par l’apprentissage d’une matière aux contours infinis dont elle était parvenue rapidement à ingérer les prouesses affriolantes comme les assemblages les plus extravagants.
La folie douce s’était emparée de la planète et la fille de Guðmund en était l’une de ses plus illustres ambassadrices.
https://www.youtube.com/watch?v=cpaK4CUhxJo
Le troisième millénaire sera plus homogène avec un sacré acharnement dans la remise en cause systématique des concepts. De Medúlla, axé sur les capacités vocales, à l’ambitieux Biophilia évoquant l’infini dans sa grandeur spatiale comme dans sa petitesse atomique, sans oublier Volta dont les cuivres viendront festoyer avec les impulsions électriques.
Il y avait de quoi s’égarer à force de déstabilisations sensorielles. Il y avait de quoi abdiquer à l’écoute de développements trop cérébraux car davantage alambiqués dans leurs principes. L’esprit de la compositrice s’engouffrait dans des schémas précieux, au détriment d’un contenu dépourvu d’une dimension attractive. C’était faire le procès un peu trop télécommandé d’une orientation élitiste alors que la vocation réelle des mouvements était de s’affranchir de toute barrière.
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Il y avait, au cœur de l’œuvre, une forme d’exutoire à la rupture amoureuse. Il en ressortait une virtuosité indéniable au service de l’exploration onirique.
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Björk venait de semer les bémols de la discorde avec une partie de plus en plus large de son auditoire. Exit l’étincelante rebelle déboulant de Reykjavik, la diva prenait dorénavant les allures d’une créature de plus en plus insaisissable.
En 2015, l’islandaise ouvrit les portes d’une mise à nue grâce aux notes expirées de Vulnicura. La désintégration intime de son auteure fut sublimée par cette exigence vive légitimant des odes destinées à cicatriser une douleur béante. Forcément, il y avait, au cœur de l’œuvre, une forme d’exutoire à la rupture amoureuse. Il en ressortait une virtuosité indéniable au service de l’exploration onirique. La sophistication savante des sens pour nourrir les fantasmes et soigner les fêlures du moment. Le revers de la médaille fut de décerner à son encontre une hypersensibilité exacerbée. La pilule du lapin, blanchie par les caprices de la dame, fut difficile à avaler.
Dans un tout autre registre, il ne me sera pas aisé de me faire l’avocat d’une nouvelle pochette au goût étrange. Sorte de retranscription aliénée d’un artwork confectionné par Jesse Kanda, précepteur récurrent des illustrations monstrueuses (au sens premier du terme). Je laisserai donc le débat s’envenimer sur d’autres forums quant à la symbolique botanique ou sexuelle de la chose. Je vais juste attirer votre attention sur la présence d’une flûte dans la main de l’icône. Indice qui annonce la texture séraphique venant napper de sa superbe l’ambitieux projet dont je m’apprête à vous conter les merveilles.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#800080″]I[/mks_dropcap]l ne faudra pas s’attarder des lustres pour comprendre sur quel terrain nous sommes. Dès les premiers frémissements, notre ouïe devient la clé d’une échappatoire. La verve empreinte de désolation laisse sa place à une mise en scène féérique qui imprègne instantanément l’espace.
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L’essence même du disque se loge dans cette combinaison qui allie une orchestration mystérieuse à un chant désencombré du cornélien dilemme entre l’intonation d’une force rugissante et une indescriptible douceur érectile.
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Le premier flash imagine la scène du jardin d’Éden où l’extravagance des sonorités côtoie une simplicité retrouvée. C’est l’un des points cardinaux d’Utopia, celui de dispenser une légèreté atmosphérique aux sophistications des arrangements. Finis les grincements massifs, Björk marque son grand retour dans la confection d’agencements angéliques. Toutefois, il sera impossible de ne pas ressentir, ici et là, les séquelles de son ébranlement affectif, la renaissance qui est effectivement mise en œuvre n’est pas vraiment anodine. Il en découle des symptômes d’une lutte entre un désir profond de fuir les eaux troubles (illustré jadis par les plaintes du déchirant Black Lake), et la nécessité fondamentale de lâcher prise au besoin d’une thérapie salvatrice, bien qu’articulée sur une fine tromperie. Nous flottons alors au milieu d’orgasmes tout bonnement rêvés… Mais c’est déjà bien plus séduisant que les cauchemars qui précédaient.
Pour se faire, notre illustre hôtesse se paye le luxe de chambouler la donne. Si l’artificier vénézuélien Arca est toujours le copilote du vaisseau, l’étoffe se voit teinte de couleurs bien plus lumineuses. Au criard d’antan répond l’aération des motifs (une antithèse au visuel précédemment évoqué). La présence d’obsédantes incarnations tirées de l’opéra mythique de l’autre génie Wolfgang Amadeus Mozart en est le fil conducteur. Les flûtes enchantées peuvent alors spiritualiser les électrochocs vocaux qui se répondent dans un tourbillon qui laisse pantois. L’essence même du disque se loge dans cette combinaison qui allie une orchestration mystérieuse à un chant désencombré du cornélien dilemme entre l’intonation d’une force rugissante (marquée d’un accent roulant typiquement islandais) et une indescriptible douceur érectile.
Illustration accomplie avec les boucles psalmodiées de The Gate, offert aux disciples comme la promesse d’un reflux en direction de l’étrange ô combien délicieux !
La messe aux reliures utopiques pourra s’embraser sous les feux d’Arisen My Senses. Une embellie auditive où la cantatrice s’époumone au gré d’une délivrance profonde, l’explosion des composants, l’installation pérenne d’un havre de paix malgré les éruptions qui l’entourent.
Le squelette d’Utopia se focalisera, par séquences, sur une trame au minimalisme planant. C’est le cas pour Future Forever dont la quiétude contagieuse pénètre notre esprit au moyen d’une pureté extrême. L’élévation sera majestueuse pour atteindre l’Everest de cet Himalaya : le bonheur à l’écoute de Saint, titre nourri de béatitudes gonflées d’échos stratosphériques (outre quelques sifflements qui ne rebuteront que les sujets atteints d’ornithophobie). Cette suggestion éprouvée pourrait être analysée comme le lien tenace tissé avec le chef-d’œuvre de 2001 évoqué dans mon avant-propos. Une résurgence d’humeur qui tranche avec l’épicentre du disque, peuplé de chimères et de résonances faramineuses.
Björk glisse quoi qu’il en soit avec maestria sur les pièces maitresses de son nouveau-né. Invoquant le fantôme du regretté Mark Bell grâce aux pulsions étincelantes de Claimstaker (décochées avec une juste parcimonie), irradiante dans le récitatif Tabula Rasa, décalée avec l’amplification des courbes sur les cris jouissifs de Sue Me. Elle n’est finalement pas si loin de l’époque où son sourire espiègle venait se frotter à une anarchie des placements. À plus de cinquante printemps, la conteuse est plus que jamais au centre de son art.
La diffusion est aussi captivante dans les étirements infinis de Body Memory (morceau de bravoure qui met en relief les capacités de son organe, tout en déversant quelques échantillons de sursauts digitaux) que gigantesque avec le cadeau Blissing Me, soutenu par le pincement d’une harpe et un réchauffement effervescent des âmes.
Exemptée d’une obligation de placarder sur les boîtiers l’autocollant de la hype, Björk revient en posture surnaturelle avec le neuvième album de son ère adulte. Il faudra du recul pour évaluer totalement ce dernier à l’aune d’une discographie faite de plaies comme de moments époustouflants. Ni plus ni moins le reflet de nos propres existences.
Chris Cunningham avait métamorphosé l’artiste sous les traits mécaniques d’un robot en quête d’amour. Derrière ses maquillages de guerrière d’un paradis païen, il y a le destin d’une femme en proie aux battements les plus humains. Sans aucun doute ce qui rend si attachante sa luxure généreusement communicative. Je doute qu’elle en ait cure mais moi, je l’aime !
Un disque disponible depuis le 24 novembre 2017 chez tous les marchands de rêves.
Un grand merci à Holy(me) pour son excellente illustration.