Difficile d’établir la fiche d’identité de Blonde Redhead sans évoquer New-York, l’Italie, le Japon, Steeve Shelley (batteur de Sonic Youth) et des premières productions guidées à travers des constructions calquées entre un noise alternatif et quelques expérimentations malaxées avec un plaisir indéfinissable. Leur cinquième album aura été celui de la transition avant un changement radical d’humeur.
Sans nul doute plus dépouillé et accessible, Melody Of Certain Damaged Lemons annonçait déjà une aspiration future vers plus de mélodies nappées d’ornements fins. Lors de l’enregistrement du chef d’œuvre intemporel Misery Is a Butterfly, le trio se targuait déjà de dix ans d’existence et sans nul doute le désir farouche de s’extirper des facilités statiques d’une créativité bruitiste routinière. La maturité fut évidente, rendant d’ailleurs les précédences à la noblesse nostalgique d’une époque révolue. L’heure était à la mélancolie baroque avec ses références autant empruntées à Serge Gainsbourg qu’à tout un florilège d’ingénieurs et experts en sonorités trempées dans la ouate (la signature avec le label 4AD contribuant à accentuer l’imagerie diaphane de l’opération). La suite discographique sera logiquement extraite d’une veine pop offrant bien plus de lisibilité pour les fans (de plus en plus nombreux) jusqu’aux effacements léthargiques de Penny Sparkle puis, en bout de piste, un excellent Barragán, classé d’ailleurs par notre webzine tout en haut du podium millésime 2014.
Les disques de Blonde Redhead se retrouvant régulièrement sur ma platine, j’avais fini par zapper de l’équation la très (trop) longue mise en sommeil du groupe. Kazu nous avait agréablement servi en 2019 un Adult Baby bien senti, laissant le loisir aux jumeaux de prendre le temps afin de permettre au projet collectif une poursuite pertinente de son cheminement artistique. Blonde Redhead en ressort grandi, synthétisant avec appétit un vrai savoir-faire tout en lorgnant, en 2023, en direction de réflexes bien moins cafardeux.
Entre temps, il y a eu la pandémie planétaire et ses effets ricochets. Chaque mouvement a été scruté à la loupe, au point de renverser certains dogmes, au point de chambouler littéralement les esprits, tantôt tournés à la faveur d’aspirations humanistes bienveillantes, tantôt établissant le constat que les choses ne changeront sans doute pas et que la marche en avant s’avère inéluctable… comme cette manie des observateurs plus ou moins avertis de juger un catalogue exemplaire, quitte à freiner les ardeurs des plus inspirés. Kazu Makino, Simone et Amedeo Pace réintègrent ainsi la lueur des projecteurs, chargés d’un bagage élogieux mais surtout « armés » de perspectives grisantes.
C’est ainsi que nous est dévoilé Sit Down For Dinner dont le titre évoque le besoin de se poser calmement afin de vivre l’instant présent (notamment grâce à certains rituels essentiels). De manière transversale, c’est la prise de conscience que, pour chacun d’entre nous, la vie peut changer en un instant. L’antithèse de l’effervescence qui agite le monde… La quête est donc existentielle et s’entend à travers les onze plages du recueil. Nos amis semblent apaisés bien que ne trahissant pas la trame sensible qui fait encore le charme de leur boite à musique. A ce titre, Snowman parait fondre sous un soleil caché par les nuages.
C’est l’ouverture idéale pour un spleen en décalage avec sa rythmique chaloupée et son aisance sucrée conférant une sorte de désorientation sensitive. A la suite, mon coup de cœur absolu m’engagera sans retenu pour Kiss Her Kiss Her où l’émouvante et fragile Kazu expose une mélopée touchante qui n’est pas sans rappeler les grands instants de Misery Is a Butterfly. Les paroles font référence à une nouvelle écrite par l’écrivain Égyptien Nayra Atiya dans laquelle une femme soumise espère divorcer… Rêver plus que tout, même si atteindre les étoiles semble en l’occurrence plus envisageable. Si l’issue fatale s’achèvera en larmes, il est impossible malgré tout de ne pas la soutenir. Blonde Redhead cultive la prose et impose la sensibilité à chaque tintement de note.
Au déroulé de Not For Me, le naturel soyeux est de mise même si on pourrait ergoter sur une absence de surprise quant à la trame employée. Il serait tentant d’être alors blasé mais l’effet escompté est au rendez-vous et la séduction translucide d’une pièce comme Rest Of Her Life fait mouche… Battements hypnotiques, piano obsédant et lointain, chant au bord de la rupture… l’architecture s’articule en deux temps pour un balancement électrostatique qui parvient à relancer le regain d’amour pour ces familiarités si maitrisées !
If engendre l’accentuation des vibrations électroniques tandis que la basse s’insère dans l’optique de trancher avec un duo vocal parfaitement aiguisé. L’achèvement glisse, vaporeux à souhait (Via Savona) pour clôturer toute tentation de débat. Blonde Redhead demeure un groupe remarquable et Sit Down For Dinner se place dans la lignée d’une évolution, une logique implacable où les harmonies combinent de talent avec une timide mais réelle luminosité insolite. Brillant !
Crédit photos : Charles Billot
Blonde Redhead · Sit Down For Dinner
Section1 / Partisan – 29 Septembre 2023