A l’occasion de la parution du très beau Roman de Bolaño aux éditions du Sonneur (dont Delphine propose une chronique ici sur Addict-Culture), Eric Bonnargent et Gilles Marchand ont accepté de répondre à quelques questions sur cet étonnant roman épistolaire, fruit d’une collaboration passionnante entre les deux écrivains. Référencé, instructif, émouvant, élégant et intense, le livre aurait certainement plu à Roberto Bolaño, immense auteur chilien disparu en 2003, qui n’aurait pas manqué d’être touché par ce vibrant hommage à son œuvre littéraire, dont l’influence sur ses pairs n’est pas près de faiblir.
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Comment est née l’idée de départ ? Comment avez-vous organisé l’écriture en collaboration ?
Eric Bonnargent : L’idée est née petit à petit. En 2009, Antonio Werli, le directeur de la revue Cyclocosmia, m’a proposé d’écrire un article critique ou une fiction pour le numéro qui serait consacré à Bolaño. N’ayant jamais écrit de fiction, j’avais choisi de parler des Détectives sauvages. Cependant l’idée d’une fiction m’avait interpellé et j’ai commencé à penser à Abel Romero qui apparaît dans La Littérature nazie en Amérique, Étoile distante et Les Détectives. Je l’ai imaginé prendre vie, prendre son indépendance. J’avais commencé à travailler avec une écrivaine, mais étant donné que nous étions tous les deux de grands lecteurs de Bolaño, le roman devenait un roman de spécialistes. Or, je tenais à ce que le texte soit compréhensible par n’importe quel lecteur, même s’il n’avait pas lu Bolaño. Je trouvais cependant dommage d’abandonner le projet. J’aurais pu écrire tout seul, mais j’ai toujours trouvé que le principal défaut des romans épistolaires était l’unité de langue et parfois de ton. Il me semblait nécessaire de mettre en scène deux écritures hétérogènes. J’ai alors pensé à Gilles, dont j’avais lu plusieurs textes et que j’avais rencontré deux fois à Paris. J’habitais alors à Nice.
Gilles Marchand : Concernant le travail en collaboration, c’est à moi qu’a échu la confrontation à la première page blanche qui devait lancer la correspondance. Nous n’avions que le point de départ. Chacun avait mûri une idée de son côté, savait où il avait envie d’aller, les grandes étapes, connaissait bien son personnage et son histoire mais n’avait aucune idée de ce que l’autre allait raconter. Abel Romero était autant un étranger pour moi que pour Kauffmann. C’est une vraie correspondance dans la mesure où Eric et moi nous répondions, lettre après lettre. Nous n’avons jamais eu envie de tricher. Bien entendu il y avait une vraie curiosité, mais nous savions que pour que les échanges soient authentiques, il fallait que notre curiosité, nos agacements, nos interrogations en tant qu’auteurs deviennent ceux des personnages que nous incarnions. C’est étonnant d’ailleurs, à la relecture il y a des lettres où c’est très visible. Par exemple, Kauffmann écrit à Romero qu’il a dû lire deux fois une lettre qu’il venait de recevoir… et c’est exactement ce qui s’était passé : j’avais, pour bien la comprendre, dû la relire à plusieurs reprises !
Quelle influence a eue Roberto Bolaño sur chacun d’entre vous ?
Eric : Immense ! Je me souviens avoir découvert Bolaño totalement par hasard, dans une bouquinerie. Sur une table il y avait La Littérature nazie… et Étoile distante. Je m’intéressais à la littérature latino-américaine et j’ai acheté les bouquins, comme ça. Je les ai ouverts quelques semaines plus tard et ça a été le choc. La construction de ces livres, leur poétique et leur intelligence m’ont subjugué. Pour toutes ces raisons, il me semble – mais je ne suis pas le seul ! – que Bolaño est le plus grand écrivain de ces dernières décennies. Pour lui rendre hommage, nous avons utilisé l’une de ses méthodes. Lorsqu’un de ses personnages secondaires lui plaît, il en fait ensuite le personnage principal d’un autre roman. Avant de devenir la figure centrale d’Étoile distante, Carlos Wieder est apparu dans La Littérature nazie…, avant de devenir celle d’Amuleto, Auxilio Lacouture a fait une petite apparition dans Les Détectives…
Gilles : A ce niveau-là, je suis à l’opposé d’Eric dans la mesure où au moment où l’on a commencé à travailler, je n’avais lu qu’Étoile distante, qui est le point de départ du Roman de Bolaño. Il me paraissait évident que je ne devais surtout pas en savoir plus sur l’œuvre de Bolaño que le personnage que j’incarnais. Je me suis rigoureusement interdit de lire d’autres livres. Alors, plus que Bolaño, c’est Romero qui a eu une influence sur mon travail !
Le livre contient beaucoup de références à d’autres auteurs : pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Eric : Je voulais rendre hommage à Bolaño, mais aussi aux auteurs que j’aime et qui, pour certains d’entre eux, lui sont liés d’une manière ou d’une autre. Je trouvais amusante l’idée de faire d’écrivains fascinés par l’imposture ou le secret, comme Thomas Pynchon, Enrique Vila-Matas ou Antoni Casas Ros, des personnages. Le texte est aussi truffé de références, de citations déguisées, etc. La totalité, ou presque, des personnages secondaires sont issus de romans contemporains, latino-américains pour la plupart. Quant aux anecdotes, littéraires ou historiques, elles sont peut-être fausses…
Gilles : De mon côté, les références sont beaucoup plus limitées. Il s’agissait de créer un équilibre entre nos deux personnages qui ne devaient pas se nourrir des mêmes choses. Pour autant, je ne me suis pas privé de glisser des références à quelques écrivains, poètes ou chanteurs. Mais ils ne sont pas incarnés, ne sont pas des personnages bien qu’ils jouent, à des degrés différents, des rôles importants. C’est le cas de Blaise Cendrars, de Verlaine ou encore de la chanteuse mexicaine Chavela Vargas.
Parlez-nous du personnage que chacun incarne dans le roman, s’il vous plaît.
Gilles : Pierre-Jean Kauffmann est un gars un peu paumé qui a testé un peu tout ce qui existe en termes de drogues légales, notamment en alcools et en drogues. Il faut un peu de temps avant de le cerner parce que lui-même ne se connaît pas très bien. Lorsqu’il écrit sa première lettre à Romero, il le fait par jeu, il n’a pas d’intention particulière. Mais, rapidement, la correspondance prend un tour qu’il n’avait pas prévu, ce que lui raconte Romero ne lui plaît pas vraiment, l’obligeant à coller à une réalité qu’il a toujours cherché à fuir. Il devient donc beaucoup plus fuyant, essayant de se protéger grâce à des pirouettes et des digressions. Mais progressivement, il se prend au jeu, redevient sérieux et, ce faisant, accepte l’idée qu’il a une existence propre, un passé.
Eric : Romero est tout l’inverse de Kauffmann : c’est un gars rationnel et froid qui a beaucoup vécu. Il a été policier au Chili, a été torturé, condamné à l’exil en France où il a vécu de petits boulots et il s’est enfin installé à Barcelone comme détective privé. Au moment où Kauffmann lui écrit, il est déprimé : sa femme est morte, son fils est retourné au Chili et il est à la retraite, désœuvré et passe ses journées à boire devant sa télévision. C’est d’ailleurs parce qu’il se sent seul qu’il répond aux premières lettres de Kauffmann. Par la suite, lorsque leur amitié se met en place, il le secoue et le pousse, parfois gentiment, parfois de manière plus virulente, à fouiller son passé.
Pourquoi avoir choisi d’aborder la question du Mal dans ce livre ?
Eric : Parce qu’il est impossible de ne pas aborder ce thème lorsqu’on parle de Bolaño ! Toute son œuvre traite de ce sujet. Le mal est polymorphe et dans chacun de ses romans il rend compte de ses manifestations. Bien entendu, c’est aussi parce que je suis fasciné par le Mal que je me suis tant intéressé à Bolaño. Abel Romero et Pierre-Jean Kauffmann, chacun à leur manière, apportent un éclairage sur ce sujet.
Gilles : Comme le dit Eric, difficile d’y échapper lorsque l’on parle de Bolaño. Et pour moi difficile de répondre à cette question sans trop en dire sur le lien entre Kauffmann et le Mal, même si l’on sait assez rapidement qu’il y a goûté et qu’il fait partie des brumes qui l’entourent.
Les thèmes de la mémoire, des mensonges et de l’identité paraissent absolument essentiels pour vous : comment chacun de vous a-t-il envisagé de les traiter ?
Gilles : C’est une idée qui m’a toujours beaucoup intéressé et qui est le vrai problème de fond de Kauffmann. Il souffre d’amnésie, mais il n’a jamais cherché à recomposer son passé. C’est ce qui me paraissait intéressant : d’aller un peu à l’encontre de l’idée que l’on se fait de la perte de la mémoire. Au lieu d’essayer de recouvrer ses souvenirs, Kauffmann considère que cette amnésie est son salut. Il sait qu’elle le protège d’événements dont il n’a pas la moindre envie de se souvenir. De temps à autre, quelques images lui reviennent et lui font redouter le pire. Mais comme je le disais plus haut, il va finalement accepter de mener sa propre enquête et de parcourir le labyrinthe de sa mémoire. Pour savoir qui il est.
Eric : Le thème de la mémoire est apparu grâce à Gilles dans les premières lettres. Comme les deux personnages s’opposent totalement, j’ai décidé (mais ce n’était pas du tout prévu au départ) de faire de Romero un hypermnésique. C’est alors devenu un thème central, peut-être le thème central. Alors que l’amnésie de Kauffmann l’empêche de se structurer, Romero est embourbé dans ses souvenirs. Leurs enquêtes, aux frontières du vrai et du faux, du réel et de la fiction, vont alors leur permettre de construire peu à peu leur identité. Romero et Kauffmann ne sont plus les mêmes hommes à la fin du livre.
Eric, comment avez-vous mené vos recherches sur le Mexique, où se déroule une partie du roman ?
Eric : Il y a des recherches classiques : j’ai regardé de nombreux reportages, lu je ne sais combien d’articles. Il existe également de nombreux livres sur les féminicides de Ciudad Juárez, des romans de plus ou moins bonne qualité, des enquêtes journalistiques. Ma bible, qui fut aussi celle de Bolaño, a été Des os dans le désert de Sergio González Rodríguez. Pour restituer aussi fidèlement que possible les lieux et leurs ambiances, j’ai aussi passé de très nombreuses heures sur Google View à parcourir les rues de cette ville maudite. J’ai presque l’impression d’y avoir séjourné !
Quel a été l’enjeu pour chacun d’entre vous ? Comment avez-vous procédé pour garantir l’équilibre entre les deux voix qui conduisent le récit ?
Gilles : Eric avait une idée forte. Il m’avait parlé de son projet tout en veillant de ne pas trop m’en dire. Moi, j’arrivais complètement vierge sur cette histoire. J’ai dû créer mon personnage, son histoire, sa manière d’écrire. Mais il fallait qu’il y ait un équilibre. Abel Romero est un personnage extrêmement fort et sombre et ce n’était pas évident de doser la présence de Kauffmann. Mon idée était de ne surtout pas entrer en concurrence avec lui, de lui laisser de la place sans pour autant abdiquer une présence importante et ne pas me contenter d’apporter de la légèreté à l’ensemble. Il fallait éviter le principal écueil : que Kauffmann ne soit que le faire-valoir ou, disons, l’interviewer de Romero. Et c’est aussi la raison pour laquelle on met beaucoup de temps pour appréhender la personnalité de Kauffmann qui reste très fuyant durant toute la première partie du roman. Il me paraissait indispensable de laisser Romero prendre la place qu’il méritait dès le début avant de, très progressivement, donner du corps à Kauffmann. Il y a une autre raison à cela : je ne voulais pas que les deux histoires avancent à la même vitesse, aient leur point d’orgue au même moment… ça ne me paraissait pas crédible. Il me semblait indispensable que l’un des deux patine alors que l’autre avançait.
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Le Roman de Bolaño de Eric Bonnargent et Gilles Marchand
éditions du Sonneur, mars 2015
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