[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D[/mks_dropcap]écouvert – pour notre part – en 2011 avec l’Apollonide – sublime et enivrante immersion dans un bordel du début du XXe siècle dont on gardera pour toujours imprimé sur la rétine l’image de Madeleine le visage baigné de larmes de sperme et dans les oreilles le grisant bad girl de Lee Moses – Bertrand Bonello fait partie de ces cinéastes « qu’on aime d’amour ». Des cinéastes qui nous touchent, nous ramènent à notre amour profond du cinéma et dont on attend chaque nouveau film avec une impatience délicieuse et puérile, mélange d’excitation et de crainte – que ce nouveau cru ne soit pas à la hauteur de nos attentes (certainement trop démesurées), pas à la hauteur des précédents.
Avec Nocturama, au premier abord, le risque était grand… Et la pente savonnée pour le film avant même sa sortie : le sujet, résumé dans les grandes lignes – une bande de jeunes de différents horizons s’unissent pour commettre simultanément une série d’actions terroristes dans Paris avant de se retrancher dans un grand magasin pour la nuit – pour le moins casse-gueule au regard du contexte actuel, des tristes et violents événements qui ont fait l’actualité tout au long de l’année 2015 jusqu’à cet été encore. Le cinéma rattrapé par la réalité ?
Ce projet – au départ intitulé « Paris est une fête », puis rebaptisé « Nocturama » à la suite des attentats du 13 novembre – son réalisateur le porte depuis 2011. Malgré les doutes et les difficultés inhérentes à la production d’un tel projet dans ce contexte particulier, Bonello et ses équipes ont tenu le cap. Grand bien nous fasse. Car déçus, nous sommes très loin de l’être. Le contraire, même : subjugués, retournés, bouleversés par un film qui – longtemps après le générique de fin – habite son spectateur. Il serait présomptueux de s’avancer ainsi alors que de sa filmographie nous n’avons (honteusement) pas encore tout vu à ce jour, mais avançons-nous tout de même : Nocturama est peut-être bien le film le plus éblouissant de Bertrand Bonello, et sans aucun doute l’une des sensations cinématographiques de cette année 2016, dont la violence et le désespoir n’ont d’égales que la beauté et la poésie.
Ça commence comme un ballet souterrain : couloirs de métro, différentes rames, des corps qui émergent, ils sont jeunes (on ne saura pas leurs âges précisément, on donnerait au plus vieux une petite trentaine, au plus jeune à peine quatorze ans), ils se croisent selon une chorégraphie qui se révèle très vite programmée… Le décompte des minutes qui s’affiche à l’écran, chacun tend vers un but précis. Flash-back. On les découvre rapidement avant cette après-midi prolongée en nuit décisive : ils sont dix, de milieux sociaux différents, certains amis, d’autres que le hasard ou les circonstances ont fait se croiser, réunis par un même élan, une même volonté, un même besoin : celui – au sens propre comme au figuré – d’exploser.
De leurs raisons, en détails, on ne saura rien. Aucun psychologisme ou programme politique précis que Bonello chercherait à faire rentrer dans la tête du spectateur pour justifier les actions de ses personnages : des faits, dissimulés çà et là, qui trahissent un contexte sociétal dans lequel nous baignons depuis plusieurs années, comme des pistes multiples, mais ça s’arrête là. Et c’est là toute la force du film : le refus de juger ses personnages, d’expliquer en démagogue au spectateur ce qu’il faudrait comprendre ou penser. Dans Nocturama, « le discours est hors-champ »*, comme Bonello l’explicite dans un très beau texte publié sur un blog du Huffington Post : « Nul vide politique dans l’absence de discours de mes personnages ; bien au contraire. Simplement un besoin d’agir et de crier par un geste. » Et c’est bien ce qui est jeu dans ce film : les explosions – qui ont lieu dans des lieux on ne peut plus symboliques (La statue de Jeanne d’Arc – figure récupérée depuis plusieurs années par les Le Pen, De Villiers et consorts – le ministère de l’intérieur, deux étages de la tour HSBC à la Défense et plusieurs voitures aux alentours du métro Bourse) sont la métaphore de cette jeunesse au bord de l’implosion, au prise avec une époque complexe, coincée entre désir(s) de consommation et rejet de ce capitalisme cannibale.
La deuxième partie du film, huit-clos anxiogène situé dans un grand magasin – autrement dit un de ces temples de la consommation – illustre parfaitement cette ambiguïté. Ambiguïté de ces personnages, purs produits d’une époque névrosée : à la nuit tombée, avec la complicité d’un jeune vigile, la bande se retrouve donc dans un grand magasin de luxe vidé de ses clients. Aux questionnements sur les conséquences de leurs actions (Que fait-on après avoir explosé/fait exploser/agi ? c’est la question du sens de l’action politique que pose le réalisateur et le double constat de la nécessité et vacuité du terrorisme qu’il illustre dans son film en fin de compte) succède le désœuvrement… Alors le besoin de combler le vide reprend le dessus : incapacité à rêver ou créer du sens autrement, on fait le tour des rayonnages remplis des objets convoités, on joue à piquer des fringues ou des chaussures de luxe (on retrouve la thématique du travestissement chère à Bonello, à son paroxysme dans une scène sublime où un Yacine maquillé interprète en play-back la version de My Way de Shirley Bassey), on s’offre un festin, on fait l’amour dans des lits d’exposition, on prend des bains ou l’on danse sur Call me de Blondie dans une vaine tentative pour repousser angoisse et désespoir…
De l’issue, on ne pipera mot, on a déjà l’impression, emporté par l’enthousiasme, d’en avoir à la fois trop et pas assez dit… Au risque d’insister : il faut voir Nocturama. Pour sa bande-son sublime, pour ses jeunes acteurs d’une justesse bouleversante, pour ce portrait d’une jeunesse sacrifiée « dont la conscience n’a d’égale que l’inconscience » * que la caméra de Bonello capte au plus près, pour son double effet – presque antithétique – sur le corps du spectateur : bouleversant et cathartique.
Que vous aimiez ou que vous détestiez au final Nocturama, on peut vous garantir une chose : plus jamais vous n’écouterez le générique d’Amicalement vôtre de la même façon…
*Du PORNOGRAPHE à NOCTURAMA, Bertrand Bonello, Le Huffington Post – Les Blogs, 24/08/2016.
Nocturama de Bertrand Bonello (France, 2016, 2h10), actuellement en salles.