[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]utant l’avouer : j’ai un problème avec Pascal Bouaziz. Et pas des moindres. Je vais devoir chroniquer son nouvel album avec Mitch Pires sous le pseudo de Bruit Noir et, comme toujours, je vais devoir sortir les superlatifs.
Je sais, Bouaziz, chez moi, c’est dans les tripes que ça se passe. C’est épidermique. J’y peux rien, je trouve qu’en matière de « chanson » française actuelle, il y a Bouaziz, puis… tous les autres. De sa génération, c’est, me concernant, le seul survivant encore pertinent des 90’s (Dominique A et Miossec se sont plus ou moins égarés en chemin, Katerine est ailleurs, Murat c’est selon l’humeur, Biolay je préfère rester muet. Reste Michel Cloup, aussi droit et intransigeant que Bouaziz, sorte de doppelgänger en quelque sorte).
Mon coming-out effectué, venons-en au fait : selon Ici D’ailleurs, il paraîtrait que le prochain semestre serait celui de Pascal Bouaziz. D’après son label, des projets, il en aurait plein la besace : sortie d’un recueil de haïkus, d’un album solo, réédition des deux premiers Mendelson, j’en passe et des meilleurs.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]es jours-ci est sorti I/III, premier album d’un triptyque : Pires fait la musique, Bouaziz les textes. Point. Pour pimenter le tout, le duo va s’imposer quelques contraintes : pour ce premier volume, la musique ne sera composée que de cuivres et percussions. Le prochain devrait les voir s’atteler à l’électro minimale. Pour le reste, qu’en dire ? Vous appréciiez Mendelson pour l’humour noir qui se dégageait des textes ? Vous adorerez celui de Bruit Noir. Plus frontal mais à un degré bien plus élevé.
Ça commence, violemment, par Requiem, chanson dans laquelle Bouaziz fait sa propre oraison funèbre avec quelques références bien senties envers les grands disques des 80’s : le titre déjà renvoie à Killing Joke, l’instrumentation, les arrangements au nihilisme du Pornography des Cure. Le texte fait le grand écart entre Neil Young (« c’est mieux de se brûler que de se laisser mourir ») et Hervé Christiani (« il y en a qui disent qu’il est parti, qu’il s’appelle Max » ), la culture populaire des années 80 (Carlos, Gym Tonic). Ça continue avec un Joe Dassin dans lequel Bouaziz détourne les codes romantiques de L’été Indien pour mieux pointer du doigt la vacuité des relations sentimentales (Qu’on s’est aimé pendant un an presque mais que c’était pas vraiment l’été indien…et qu’on s’aimera pas pendant un siècle, pas une éternité, non) et donne le ton de ce qui fera I/III : un album décalé, à l’humour dévastateur.
Car s’il y a bien une évidence dans I/III qui saute aux oreilles dès la première écoute, c’est l’humour, omniprésent. Au trentième degré parfois, d’une grande cruauté souvent mais toujours pour appuyer un propos d’une pertinence cinglante. Certains parleront de brûlot. Évidence quand on écoute La Manifestation ou Requiem, les deux morceaux les plus tendus de I/III ou encore L’usine, Low Cost et Sécurité Sociale dans lesquels Bouaziz décrit, entre autres, l’absurdité de la société de consommation.
Un des plus beaux humanistes actuels, au regard cru, juste et attentif sur ses pairs.
Pour ma part, je vois en Bouaziz, outre l’un des meilleurs proseurs en activité, un des plus beaux humanistes actuels, au regard cru, juste et attentif sur ses pairs. Un humaniste ? Vous allez me dire qu’avec toutes les horreurs qu’il débite sur 40 minutes, Bouaziz serait un humaniste ? Jism, T’arrêtes la colle en I.V. et tu passes direct à la camomille. Reprenons la définition d’un humaniste : l’humanisme est une philosophie qui met au premier plan de ses préoccupations le développement des qualités essentielles de l’être humain. Les qualités essentielles de l’être humain…c’te blague. Toute personne normalement constituée peut se demander en quoi ses textes dévoilent un humaniste, sachant que le gars pointe du doigt dans chacun d’eux tout ce qu’il y a de pire dans ce XXIème siècle. Néanmoins pour un humaniste, il existe des principes moraux qui aident l’humanité à survivre et à prospérer et qui font avancer la civilisation, et il y en a d’autres qui peuvent la faire régresser vers la stagnation et même vers la barbarie. Et c’est bien en cela que Bouaziz est un humaniste, appuyant toujours là où ça fait mal, sur la plupart des maux de notre société, comme je le disais précédemment. Chez lui, les interactions sociales sont toujours compliquées, bouffées par l’angoisse (Je Regarde Les Nuages), les relations amoureuses resteront toujours des échecs (on avait une petite chatte ensemble qui nous dormait sur l’épaule… il y avait plus de tendresse avec cet animal en une seule après-midi qu’entre toi et moi si on était restés collés ensemble toute une vie – Joe Dassin-) et même dans les derniers instants, au moment de passer l’arme à gauche, l’être humain restera un con de base, incapable d’élever sa pensée quand il sait son heure venue (Low Cost).
Il n’a pas son pareil également pour décrire le vide, l’absence, l’ennui (La Province, cousine de Combs-La-Ville et chanson la plus hilarante de l’album, véritable catalogue des horreurs où l’écriture de Bouaziz rejoint par moment le regard de Brel sur Les Vieux mais sans aucune empathie) ou l’enfer, notamment administratif (le tordant Sécurité Sociale). Mais il y a derrière cet humour, cette ironie, cette déconne permanente, sous ce vernis, une espèce de pudeur, le regard d’un grand angoissé qui, sous couvert de paraître nihiliste, ne se contrefout en rien des autres. Prenez L’usine : sous des dehors d’ironie facile (le point de vue d’un fonctionnaire parisien planqué), c’est un des morceaux dans lequel l’angoisse et l’aliénation par le travail sont le mieux retranscrits. La Manifestation, idem : logorrhée misanthropique angoissante au possible, climax du raisonnement parano par l’absurde. Bref, le regard est implacable, distancié mais nécessaire.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]M[/mks_dropcap]ais I/III n’est pas qu’un album humaniste, il est également très humain. Dans son rapport à l’enfance notamment, très ambivalent, où pointe une certaine nostalgie quand Bouaziz évoque la culture populaire ou underground qui l’a façonné (la variété des années 70, l’underground du début des 80’s), mais qui reste la période de toutes les terreurs (déchirer sept bœufs en deux à coup de scie électrique, comme une comptine pour enfant maléfique –L’usine-) et celle pendant laquelle tous les possibles les plus atroces peuvent passer sous silence (le glaçant Adieu, véritable douche froide de I/III, contre-pied de tout ce que l’auditeur a pu écouter jusque là).
Souffler le chaud comme l’effroi
Néanmoins, si tout semble reposer sur le talent d’écriture de Bouaziz, il ne faudrait pas non plus passer sous silence le travail de Jean-Michel Pires. I/III ne serait par la réussite qu’il est si musicalement, ça ne suivait pas. Le travail sur les percussions est remarquable, les samples sont judicieusement choisis, l’intervention des cuivres, d’obédience free, est également excellente. Musicalement nous sommes loin de l’univers de Mendelson. Pour tout vous dire, Bruit Noir en serait presque le versant pop tordue : dix morceaux, un peu plus d’une quarantaine de minutes (pour mémoire, Les Heures, présent sur le dernier Mendelson faisait à lui seul 52 mns), tantôt tendus, tantôt expérimentaux, aux sonorités industrielles mais toujours accessibles. Pour tout dire, l’accroche est quasi immédiate, d’autant plus que Pires parvient à coller aux mots de Bouaziz de façon pertinente et créer les ambiances adéquates (faut dire aussi que Bouaziz a « improvisé » ses textes sur les musiques que Pires lui a présentées).
Bref, I/III se présente comme un side-project passionnant, hilarant sur ses 9/10èmes, capable de souffler le chaud comme l’effroi (je le répète, Adieu, morceau final, est une des chansons les plus dérangeantes entendues ces dernières années, perturbante jusque dans ses détails et d’une froideur musicale à glacer les os) et se pose comme une grande réussite. Après, comme avec tout projet de la sorte, plus qu’ancré dans sa décennie, se pose la question de la temporalité. Qu’en sera-t-il dans une quinzaine d’années ? Sera-t-il considéré comme une curiosité, une heureuse et inoffensive erreur dans le parcours de Bouaziz ou parviendra-t-il à survivre à son époque comme le #3 de Diabologum, à échapper à son auteur et vivre son parcours en dehors de Mendelson ? Pour le moment, la question ne se pose qu’en filigrane, ces interrogations devraient voir le jour en… 2016 ? 2017 ? 2020 ? quand III/III sera annoncé. Lors de la mise en route du dernier volet, se posera également une autre interrogation : Bouaziz poussera-t-il le concept jusqu’à honorer le nom de son groupe (le bruit noir est, en électroacoustique, l’équivalent du silence ou Silent Noise en angliche) en ne sortant qu’un album de silence. Connaissant le garçon au travers sa discographie, je l’en crois tout à fait capable.
Sorti depuis le 13 novembre chez Ici D’ailleurs et chez tous les disquaires humanistes et endeuillés de France et de Navarre.
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