Toutes les semaines jusqu’au 19 décembre, retrouvez une sélection hebdomadaire de conseils de cadeaux de Noël littéraires pour vous guider dans vos achats en librairie et… faire plaisir !
Les choix d’Adrien
L’imprudence de Loo Hui Phang
Paru chez Actes sud, août 2019
[dropcap]L[/dropcap]oo Hui Phang signe avec L’imprudence un roman subtil et délicat qui parle des liens familiaux, amoureux et sensuels. La narratrice vit à Paris où elle travaille pour un photographe. Son propre rapport à la photographie prend une place importante dans sa vie et la perception qu’elle en a. Un voyage s’annonce lorsque le décès de la grand-mère maternelle, vietnamienne du Laos, survient. La narratrice part à Savannakhet avec sa mère et son frère. Lors de ce séjour, elle fera l’expérience du deuil et du sentiment d’exilée, étrangère dans le pays d’origine de ces parents. Le lien qu’elle entretient avec son frère est complexe, nourrit d’un profond amour mais aussi de nombreuses différences, mettant des barrières entre ces deux êtres.
Ce très beau livre sorti aux éditions Actes sud durant la rentrée littéraire est vraiment à découvrir. Il inaugure le travail de Loo Hui Phang, scénariste de bande dessinée et réalisatrice, qui arrive à utiliser la puissance évocatrice d’une image par les mots du roman. Une écriture délicate que l’on aimerait retrouver à l’occasion d’un prochain livre.
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L’homme qui brûle d’Alban Lefranc
Paru aux éditions Rivages, août 2019
[dropcap]L[/dropcap]uc Jardie est un personnage détestable. Il doit écrire un livre. Il a reçu une aide financière pour cela. Son projet doit regrouper ses lubies : Thomas Münzer, Alain Delon, les films de Jean-Pierre Melville, la pornographie et sa mère. Il parle de son projet comme étant un roman millénariste.
Au début du livre, il est difficile de rentrer en empathie avec ce personnage. C’est un être névrotique qui se complaît dans une posture d’écrivain maudit n’écrivant finalement que très peu. Ses idées sont vacillantes et pourtant nous le suivons, avide de savoir comment et s’il finira son projet. Alban Lefranc réussit à nous le faire approcher, le rendre abordable. Pour cela, le vrai écrivain se met à son niveau : L’homme qui brûle fait semblant d’être un roman millénariste.
Sans en avoir l’air, Alban Lefranc aborde une figure masculine déclinante. Cet homme autocentré, se perdant dans une caricature de loser européen, devient presque attachant. L’homme qui brûle est une fiction drôle et cruelle, parfois triste mais profondément moderne dans la forme et le fond. Nous sommes fascinés par le triste et ridicule Luc Jardie, parce que nous pourrions sûrement le croiser au détour d’une rue.
Il est certain que nous préférons l’aborder dans L’homme qui brûle d’Alban Lefranc.
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Les choix de Dominique
Penss et les plis du monde de Jérémie Moreau
Publié chez Delcourt, septembre 2019
[dropcap]J[/dropcap]érémie Moreau est un magicien de la BD. Il nous avait laissés admiratifs de son style et de sa maîtrise narrative avec « La Saga de Grimr », Fauve d’Or du festival d’Angoulême 2018. Le voici qui revient en force avec Penss et les plis du monde (Delcourt). L’univers créé par cet auteur talentueux est cruel mais soucieux de se poser les bonnes questions. Il se révèle rude mais enchanteur. A l’aube des temps, il nous fait ainsi partager le quotidien d’un jeune et piètre chasseur, davantage captivé par la beauté des paysages qui l’entourent que par la survie collective. Désespéré de le voir contempler l’existant sans prendre en main son avenir, son clan finit d’ailleurs par le laisser à son triste sort. Seule sa mère tente encore de lui ouvrir les yeux, avant qu’il ne soit trop tard.
Alors qu’un grand manteau blanc s’abat sur la vallée où mère et fils ont échoué, l’humanité va dérouler son grand tapis de malheurs et d’incertitudes. Nous suivons donc Penss pas à pas, qui cherche jusque dans les entrailles de la terre comment se nourrir autrement qu’en risquant sa vie à tuer de la viande sur pattes. Dès lors, la nature et ce qu’elle offre de plus merveilleux vont lui être progressivement dévoilées. Cherchant inlassablement, dans les plis et replis du monde, la source qui lui permettra de s’en sortir, il finira par crier victoire contre vents et marées.
Difficile de ne pas voir, dans ce conte philosophique, de nombreux parallèles avec notre monde actuel. Face aux tenants d’une ligne conservatrice visant à laisser en l’état nos modes d’alimentation et de consommation s’opposent ceux qui militent pour les circuits courts et la production locale, la transition écologique, etc. Penss et les plis du monde revisite à sa manière ce débat de société. Non seulement c’est passionnant, mais en plus l’ouvrage fourmille de cases bordées d’un épais trait blanc et de dessins expressifs à la texture colorée, donnant au récit toute sa beauté et sa profondeur.
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Les choix de GringoPimento
Il était une fois dans l’est d’Arpad Soltesz
paru chez Agullo, septembre 2019
[dropcap]Q[/dropcap]ui a dit que la démocratie était un mauvais système mais que c’était le moins mauvais de tous les systèmes ?
Quand le mur de Berlin tombe, la plupart des pays de l’est quittent le joug soviétique pour s’ouvrir à la démocratie. Une page historique se tourne. Mais en gagnant la démocratie, certains pays voient la corruption grandir, les élites être toujours favorisées, les juges et les policiers tremper dans des magouilles et les truands avoir de plus en plus d’influence. Et surtout, certains généraux russes gardent la main mise sur les pays.
Parmi ceux-ci, la Slovaquie à propos de laquelle Arpad Soltesz, journaliste d’investigation qui a failli payer de sa vie son acharnement, nous conte une histoire.
Conter, ce n’est pas vraiment le bon verbe … En effet, le début de son roman, basé sur des faits réels, ne fait pas dans la dentelle, loin de la et il faut une bonne dose de courage pour lire ces pages.
Veronika, 17 ans, vient juste de se sortir des griffes d’un jeune homme qui voulait la forcer à lui faire une fellation quand elle tombe entre les mains de deux hommes qui la prennent en stop. Ils l’emmènent de force dans un appartement et lui font subir le pire de ce qu’on peut imaginer sexuellement. Mais Veronika a des ressources. Elle résiste. Se carapate dans ses pensées : réussir à fuir, quitter cet enfer, retrouver sa famille. Et surtout elle est plus maligne et intelligente que Mammouth et son comparse, la brute russe. Malheureusement, une fois dehors, c’est une autre sorte d’enfer qui commence.
La justice, les magistrats, la police de Slovaquie, la police secrète, les services russes … Tous sont imbriqués. Tous ont des intérêts communs.
Mammouth, tout immonde qu’il soit, reste un personnage important du monde de la nuit, pour le trafic, pour la continuité des échanges entre truands. Le russe dont Veronika a réussi à se débarrasser et à débarrasser le monde, avait lui aussi des amis qui veulent le venger. Il reste quelques policiers intègres, Miko et Valent le Barge. Eux seuls, accompagnés d’un journaliste, Schlesinger, vont tenter d’aider Veronika dont la vie ne sera plus jamais la même.
Il était une fois dans l’est, c’est la chronique d’un monde perdu, les petits resteront petits à jamais et les élites continueront à se gaver sur le dos des autres.
C’est le monde des petits trafics en tout genre qui améliorent, un peu, la vie, trafic des cigarettes pour les inoffensifs, trafic d’êtres humains pour les autres. La Slovaquie, dans les années 90, pour l’auteur, c’est le carrefour de tous les trafics et aussi celui des migrants qui quittent leur pays natal pour rejoindre d’autres pays, plus riches, plus à l’ouest.
Pour son premier roman, Arpad Soltesz frappe fort et ne recule devant rien, un peu à l’image de son héroïne Veronika. Il construit sa narration en proposant des allers retours entre le passé et le présent. Notre attention est vraiment nécessaire pour ne pas perdre le fil. Mais à la fin du livre, si en ressort éprouvé, on a aussi l’impression d’avoir lu une œuvre importante.
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Les choix de Barriga
Par les routes de Sylvain Prudhomme
Paru chez Gallimard, collection l’arbalète, septembre 2019
[dropcap]C[/dropcap]’est sans doute l’un des plus beaux romans de cette dernière rentrée littéraire qui vient d’être récompensé à juste titre par le Prix Femina. C’est un livre que vous pourrez offrir les yeux fermés tant vous serez sûrs que ce livre touchera la personne à qui vous allez l’offrir.
Nous vous avions déjà parlé du précédent livre de Sylvain Prudhomme, intitulé Légende, vous retrouverez ici l’écriture profondément humaine et lumineuse de l’auteur dans Par les routes.
Le narrateur se nomme Sacha, il a tout juste quarante ans, il décide de quitter Paris pour s’installer en province pour ce ressourcer et se remettre à l’écriture. Il s’installe dans un petit studio où il prend son temps pour prendre ses marques. Le hasard d’une soirée, invité par une amie, il retombe sur l’Auto-stoppeur, une personne dont nous ne connaîtrons jamais le nom, avec qui vingt ans plus tôt Sacha a vadrouillé sur les routes en levant le pouce et en se faisant transporter par des automobilistes généreux. Sacha a cessé de voyager de la sorte et a tourné la page de cette vie pour se consacrer à l’écriture. L’Auto-stoppeur a fondé une famille avec Marie avec qui il a eu un fils, Augustin, mais étonnamment il n’a pas arrêté pour autant de partir à l’aventure par le hasard des rencontres de conducteurs qui choisissent de le prendre à bord de leur véhicule. Est-ce que ce schéma de départ peut-il convenir avec une vie familiale ? L’Auto-stoppeur part fréquemment sans laisser le moindre mot sur ce départ soudain, ni même une date de son retour. Marie comprend et accepte cet état de fait mais subit l’absence de son compagnon, elle doit s’occuper seule de leur fils. Sacha s’interroge sur sa place, des relations qu’il a pu nouer avec son ancien ami, et décide d’aider Marie en prenant sans qu’il s’en rende vraiment compte la place du père voire un peu plus… L’Auto-stoppeur donne de ses nouvelles par des cartes postales qu’il envoie avec parcimonie accompagnées de polaroids, les portraits d’automobilistes qui auront toute leur importance…
C’est un texte qui nous parle profondément, une résonance sur nos choix de vie, des décisions qui peuvent paraître égoïstes pour notre entourage car elles peuvent être lourdes de conséquences, pesantes, difficiles à supporter. Cette envie de nomadisme, indispensable à l’équilibre mental de l’Auto-stoppeur peut avoir des répercutions sur la structure affective et familiale, Augustin doit se construire avec le vide laissé par les nombreuses périodes d’errance de son père. Marie doit attendre longtemps le retour de celui qu’elle aime mais ses sentiments sont peut être solubles avec le temps, sa patience d’un retour incertain et imprévisible peut s’effriter. Ce qui est beau dans l’écriture de Sylvain Prudhomme c’est cette facilité à brosser des portraits de personnages attachants avec leurs écueils et leurs défauts qui nous permettent de nous identifier et de nous interroger sur nous même, nous avons tous notre part d’ombre, des traits de caractère qui produisent notre identité et nos rapport aux autres.Et qui n’a jamais eu envie de tailler la route, de s’aventurer dans cette France profonde comme les reportages de Raymond Depardon, cette belle périphérie que nous n’avons pas encore découverte, on est envieux de culot de cet auto-stoppeur, de cet esprit de liberté alors que notre quotidien nous retient. Par les routes parle de cette géographie des espaces et du réseau de l’âme humaine si complexe.
La fin du livre est une apothéose, un feu d’artifice d’émotions qui nous touche et qui nous pousse à demander que le livre se prolonge, on ne veut pas qu’il se termine. On envie les lecteurs qui n’ont pas encore découvert ce livre.
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Ceux que je suis d’Olivier Dorchamps
Publié aux éditions Finitude, septembre 2019
[dropcap]M[/dropcap]arwan est persuadé, il est français, ses origines qu’il a totalement mises de coté et oubliées, il n’y a que son prénom pour les lui rappeler. Il se sent parfaitement intégré, il est enseignant dans un établissement agité, il mène une vie bien rangée, il n’a plus trop de contact avec sa famille. Du coté de sa vie sentimentale, le couple qu’il forme avec Capucine bat de l’aile même si la jeune femme le trouve brillant, sans doute trop impliqué dans son travail, elle aimerait un peu plus de folie de sa part et d’implication. Il a passé un séjour au Portugal pour ses vacances d’été, un choix peu approuvé par son père, un voyage trop cher à ses yeux. Et puis un soir il reçoit un message sur son portable lui apprenant que son père vient de décéder, il avait 54 ans. Ce funeste destin lui rappelle à sa famille et du temps de l’empathie auprès de sa mère et de ses frères qu’il apprécie peu. Tous les trois apprennent avec stupéfaction que son père souhaitait être enterré à Casablanca. Pourquoi là-bas, pourquoi en plus du deuil faut-il s’infliger un si long voyage pour ce rendre au Maroc ? Marwan est désigné volontaire pour honorer le souhait de son père. Il sera accompagné de « Kabic« , un vieil ami de son père, l’archétype de la première vague d’immigration venue en France avec un idéal exalté et du sens de l’honneur de la République française pour y travailler dans les usines qui embauchaient à tour de bras, se frottant les mains de cette main d’œuvre bon marché mais que l’on va délaisser quelques années plus tard dans les quartiers. Kabic est un personnage à part entière, respectueux, qui n’a aucune rancœur vis à vis de sa situation et de son parcours. Il va se livrer et raconter toute une mythologie familiale et le destin du père de Marwan dont ce dernier découvre totalement, jusqu’à révéler un secret de famille…
C’est un texte lumineux servi par l’écriture tout en finesse d’Olivier Dorchamps, qui signe un roman drôle, touchant, intelligent. Il aborde avec une justesse de ton le déracinement, la quête identitaire, le poids de l’héritage. Le livre se lit comme un parcours initiatique sur ce que l’on est, qu’importe ce que l’on peut réaliser on ne peut pas oublier d’où l’on vient. Marwan est en plein questionnement et comprend les choix de son père dont il réalise la destinée et porte un regard différent de l’image qu’il pouvait s’esquisser à l’esprit, ce voyage devient alors un contrepoint particulier et éminemment sensible. Le roman pose des questions essentielles et universelles sur notre propre identité, qui suis-je réellement ? C’est un texte à mettre dans toutes les mains parce qu’il est limpide, bouleversant, agréable à parcourir, on éprouve un capital sympathie pour le narrateur que l’on trouve parfois déboussolé, un peu perdu, ses vérités propres vacillent face à la réalité et au poids du passé qui se révèle à lui.
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Les choix de Marianne
Honoré et moi de Titiou Lecoq
Publié aux éditions L’Iconoclaste (octobre 2019)
[dropcap]V[/dropcap]ous connaissez peut-être Titiou Lecoq pour son livre Les morues, publié en 2011 aux éditions du Diable Vauvert, ou Libérées, le combat féministe sa gagne devant le panier de linge sale publié en 2017 chez Fayard, ou encore son blog girlsandgeeks.com
Si toutefois c’est la première fois que vous entendez parler d’elle, accrochez vous !
Cette autrice au style franc et décalé est inclassable : tantôt dans la fiction pure, tantôt dans l’essai féministe sur le poids de la charge mentale, nous la retrouvons cette année pour une biographie originale de l’auteur classique et connu de tous : Honoré de Balzac.
Mais cette biographie n’a rien de classique, elle est succulente ! Titiou Lecoq commence par expliquer sa rencontre avec Balzac et comment elle s’est surprise à s’intéresser de près à l’auteur, ses écrits et surtout son parcours semés d’embûches, aussi invraisemblable que fascinant.
Honoré a toujours su qu’il serait un homme riche et célèbre. Mais il ne savait pas exactement comment, il a donc suivi le flot de ses idées, jouer de son charme pour obtenir de l’argent, séduit des femmes par son discours sur le plaisir et la libre jouissance. Il a écrit des pièces de théâtre (très mauvaises), il a investi dans l’immobilier (une catastrophe truffée de vices), il a acheté une imprimerie (coulée par la faillite), il a voulu ouvrir une épicerie tenue par d’autres écrivains (un projet impossible), il a cru pouvoir se lancer dans la production d’ananas (aussi juteux qu’irréaliste). Bref, il s’est constamment planté dans ses projets, avec un panache et une désinvolture admirables. Honoré a ainsi ruiné sa pauvre mère, séché le compte de sa fidèle maîtresse et accumulé des reconnaissances de dettes aux quatre coins de Paris pour son amour du luxe. Mais il était si charmant, si convaincant, qu’on l’a suivi longtemps avant de baisser les bras.
Lire Honoré et moi, c’est rire franchement, c’est dévorer les mots de Titiou, c’est admirer le culot sans limites de Balzac, mais c’est aussi saisir l’occasion de découvrir de plus près les écrits d’un auteur mondialement connu qu’on ne connait finalement que très peu.
Et quoi de mieux qu’une fin d’année au coin du feu pour se plonger dans la Comédie humaine ?
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Les choix de Sandrine
Les sœurs de Fall River de Sara Schmidt, traduit par Bach
Publié aux éditions Rivages (2019, poche et 2018, grand format)
[dropcap]C[/dropcap]eux qui aiment les romans noirs, à l’atmosphère lourde et poisseuse, devraient être conquis par Les sœurs de Fall River, roman tiré d’un fait divers sordide qui défraya la chronique aux Etats-Unis au XIXème siècle et reste profondément ancré dans la culture populaire américaine. Comme toutes les grandes affaires criminelles non-élucidées, le meurtre atroce des époux Borden a fait couler beaucoup d’encre et la romancière australienne Sara Schmidt s’en empare avec maestria pour nous livrer un premier roman hypnotique et glaçant.
Le 4 août 1882, à Fall River, bourgade du Massachussetts, un homme apparemment sans histoires et sa seconde épouse sont retrouvés massacrés à la hache chez eux, alors qu’une de leurs deux filles, Lizzie, 32 ans, et leur jeune servante, Bridget, étaient toutes deux dans la maison, pourtant verrouillée de l’intérieur. Se demandant comment un assassin aurait pu entrer sans effraction, la police inculpe rapidement Lizzie Borden, qui entre dès lors dans la légende…
Sara Schmidt choisit habilement de donner la parole à chacun des protagonistes du drame dans un roman choral aussi fascinant qu’angoissant. Ainsi nous plonge-t-elle tour à tour dans les pensées de la jeune Bridget, d’un témoin inconnu et des deux sœurs Borden, Lizzie et Emma. Ces voix vont s’élever pour mettre peu à peu en lumière la personnalité de chacun et l’ambiance détestable qui régnait en réalité au sein de cette famille dissimulant bien des secrets. Le lecteur va ainsi découvrir la relation ambiguë, toxique et fusionnelle qu’entretenaient les deux sœurs, leur besoin d’échapper aux carcans de l’époque, la folie de Lizzie et les raisons qu’avait chacun d’en vouloir aux époux Borden…
Plus qu’un roman policier ou qu’une simple énigme à résoudre, l’auteur nous offre ici une véritable plongée dans les profondeurs de l’âme humaine et un huis clos familial macabre, dérangeant et absolument brillant, que l’on peine à lâcher. Sa prose précise, sensuelle et obsessionnelle dissèque chaque instant de vie et ne nous épargne rien : elle laisse entendre le tic-tac des horloges et les bruits inquiétants de la maison, donne à sentir les relents infâmes de nourritures avariées et la puanteur des corps et des vêtements mal lavés, qui hantent le livre d’un bout à l’autre, jusqu’à vous donner la nausée.
La maison Borden devient ainsi, sous la plume de l’écrivaine, un lieu maudit, étouffant au possible, dont le lecteur se sent tout autant prisonnier que ses habitants. On ne peut qu’applaudir le talent de Sara Schmidt, qui nous livre ici un véritable bijou d’angoisse, de noirceur et de cruauté, qui vous hantera longtemps. Âmes sensibles s’abstenir !
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Automne d’Ali Smith, traduit par Laetitia Devaux
Publié aux éditions Grasset, septembre 2019
[dropcap]S[/dropcap]e plonger dans Automne, c’est accepter d’entreprendre un voyage singulier aux confins de la mélancolie et de se perdre au gré des métaphores, des images et des symboles, sans chercher à donner sens à tout. Aussi étrange qu’envoûtant, ce roman nous entraîne dans une bouleversante histoire d’amitié sur fond de fractures politiques et sociales. Bienvenue dans le monde d’Ali Smith, écrivaine écossaise brillante encore bien trop méconnue des lecteurs français.
Angleterre, 2016. Elisabeth n’a jamais oublié Daniel Gluck, le voisin excentrique, gentil et cultivé, pour lequel elle s’est prise d’affection quand elle était enfant. Ce vieux monsieur discret et solitaire lui a servi de baby-sitter, de confident, de grand-père de substitution. Il lui a aussi permis d’élever son regard et sa conscience en lui faisant découvrir le monde de l’art et de la littérature, le pouvoir et la magie des images et des mots, lui dont la vie d’artiste fut si riche en rencontres et découvertes.
Professeur d’art, Elisabeth, qui travaille sur l’oeuvre d’une artiste pop des années 1960, Pauline Boty, st aujourd’hui la seule personne à rendre régulièrement visite à Daniel dans la maison de retraite où il vit. Désormais centenaire, il est le plus souvent plongé dans un profond sommeil. Assise à ses côtés, ne sachant pas toujours s’il peut l’entendre ou non, la jeune femme lui fait la lecture, choisissant soigneusement chaque livre qu’elle va lui donner à entendre.
Parallèlement à la tendresse qui les unit, aux souvenirs qui s’égrènent au fil des chapitres, aux rêves dans lesquels se perdent chacun des protagonistes, la vie continue au lendemain du référendum du Brexit qui divise profondément l’Angleterre. Les politiciens font leurs sempiternels grands discours et la population se déchire à grand renfort de manifestations et d’incidents violents. Dans un monde qui s’effondre et un contexte politique lourd de conséquences, seuls l’amour sincère et désintéressé d’Elisabeth pour Daniel et la force vitale de l’art semblent prendre sens.
Quel texte inclassable, onirique et merveilleusement écrit que ce crépusculaire Automne, roman du temps qui passe et de la vie qui s’enfuit, à l’image de la saison brumeuse qui lui donne son titre ! En prenant pour toile de fond la société britannique et l’instabilité de son pays depuis le Brexit, sur lesquels elle pose un regard lucide et acéré, Ali Smith nous livre un roman bouleversant de poésie et d’humanité.
Elle déroule lentement les fils d’une histoire singulière et poignante, tissée de mille motifs, dans laquelle il faut accepter de se perdre pour mieux se retrouver. Entre rêve et réalité, passé et présent, espoir et désespoir, Automne parle de la vie et de la mort, de la permanence des sentiments, du pouvoir salvateur de l’art, de ce que nous sommes et voulons être dans un monde en train de s’écrouler.
Premier volume d’une tétralogie sur les saisons, Automne est une méditation lumineuse sur le sens de la vie, une pépite poétique merveilleusement traduite, dont on attend impatiemment les prochains opus. L’un des plus beaux et des plus grands romans de la rentrée, à découvrir absolument pour qui aime la grande et belle littérature.