Lundi 22 mai 2017
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]annes, c’est quatre projections par jour, si l’on veut parvenir à se nourrir un peu et rédiger ses articles. Et autant de salles combles, de file d’attente où l’on se presse contre toute sorte de collègues. On change de voisin plus d’une dizaine de fois par jour ; et chaque fois, un portrait s’esquisse.
J’ai eu la voisine bruyante pour la projection d’Ôtez-moi d’un doute, à qui on a expliqué que François Damiens était drôle, et qui par conséquent riait à chacune de ses répliques, y compris celle où il demandait qu’on lui passe le sel.
J’ai eu la rombière actionnaire de BNP Paribas à qui on offre des contremarques pour la Quinzaine des réalisateurs chaque année, et qui m’a pris pour un étudiant en cinéma, merci madame pour cette cure de jouvence. Elle m’a expliqué qu’elle était cinéphile et parisienne, et que par chance, elle avait un appartement sur Cannes. Elle m’a conseillé d’aller voir Mobile Homes, qu’elle a dû aimer parce que les gens y sont très pauvres, exotisme assuré.
J’ai eu le voisin impassible, qui n’a pas bougé de la séance. J’ai cru à un moment qu’il était mort d’ennui, alors je l’ai cogné pour voir. Il était mort d’ennui. C’était pour The Square.
J’ai eu un Hollandais qui a rejoint bruyamment son pote 2 minutes avant le début de Meyerowitz Stories, et dont la soirée de la veille avait laissé des traces dans ses effluves corporelles. C’était amusant, parce qu’il parlait néerlandais, sauf pour les gros mots qui étaient tous en anglais, ce qui permettait un plus grand partage. Je n’ai pas eu besoin de le cogner, lui, parce qu’il a été réveillé par son propre ronflement qui, reconnaissons-le, aurait rendu jaloux le cochon géant d’Okja de Bong Joon-ho.
Le Grand Théâtre Lumière fait 2309 places. Croyez-moi si vous le voulez, mais le lendemain, à la séance de Mise à mort du Cerf Sacré, j’ai eu un Hollandais qui a rejoint bruyamment son pote 2 minutes avant le début. Oui. Le même. Il ne s’est pas endormi, cette fois, mais devait souffrir de contraction aux bras, parce qu’il a jugé nécessaire de déplier le gauche, m’offrant la primeur de son aisselle fortement délaissée par toute initiative cosmétique depuis bien 72h.
Il y avait aussi mon voisin français, fort sympathique qui a demandé au type de devant de défaire son chignon, sous peine de ne pouvoir lire les sous-titres.
Il y avait aussi, pour Mobile Homes, un type vraiment flippant qui se levait toutes les 30 secondes avant le début de la séance, se plaignant à l’avance d’un retard qui n’est jamais arrivé (« Je connais les horaires en France », nous a-t-il lancé) et qui pendant tout le film a insulté l’un des personnages principaux (« enfoiré », « connard », « mais quel salaud »), il faut bien reconnaître qu’il était pas sympa du tout, ce qui a du plaire à l’actionnaire qui m’avait donc conseillé cet assez mauvais film.
Pour Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, je n’ai pas eu de voisin longtemps : c’était l’actionnaire, et elle a craqué au bout de 20 minutes, toute cinéphile qu’elle est. Son mari est vaillamment resté, et à la fin, m’a dit : « Mais comment espèrent-ils faire de l’argent avec ça ? ». J’en suis resté sans voix, ce qui au terme d’une comédie musicale aussi rock’n’roll n’est pas dénué d’ironie.
Dans la salle de presse, il y eu cette altercation assez violente entre une journaliste italienne, je crois, et un français à qui elle avait accidentellement piqué la chaise. J’en ai déduit que les gens se battent pour être mes voisins, ce qui est tout de même assez flatteur.
Et ce matin, j’ai sympathisé avec un londonien pour qui c’était le premier festival. Il m’a demandé sur quoi j’écrivais en dehors de mes chroniques de films. Je lui ai parlé de mes sujets précédents, et de celui que j’étais en train de bosser, le portable déplié sur les genoux en attendant le début de la séance. À savoir de lui, précisément, mon voisin, parmi les autres. Il a trouvé cet angle excellent.
L’enfoiré, je suis sûr qu’il va me piquer mon idée.
Les séances du jour :
Mise à mort du Cerf sacré
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]S[/mks_dropcap]teven, un brillant chirurgien, prend sous son aile un adolescent. Ce dernier s’immisce progressivement au sein de sa famille et devient de plus en plus menaçant, jusqu’à conduire Steven à un impensable sacrifice.
La séance aux huées les plus franches à ce jour. Il fallait bien s’attendre à des grincements face à la nouvelle livraison de Lánthimos, après les idées saugrenues qui avaient déjà malmené Colin Farrell il y a deux ans dans The Lobster.
Mise à mort du cerf sacré met davantage de temps à se déployer, parce qu’il tente de s’ancrer dans une situation a priori plus réaliste. Jouant de l’étrangeté d’une famille trop immaculée pour susciter la confiance, le cinéaste prend son temps, et ne révèle que par strates les enjeux réels de son petit jeu cruel.
Celui-ci, qu’il serait peu judicieux de révéler ici, fleure bon l’arnaque destinée à épancher les pulsions sadiques du scénariste, et on le lui reprocherait volontiers s’il ne parvenait, dans la dernière partie du film, à orienter la tonalité vers un humour noir souvent efficace. Si l’on prend son film au sérieux, ce qu’il semble attendre de nous dans ses débuts, Mise à mort du Cerf Sacré est une catastrophe. Si l’on jubile de son absurdité en la récompensant d’éclats de rire, Lanthimos a su, en un sens, atteindre sa cible.
Happy End
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″] »T[/mks_dropcap]out autour le Monde et nous au milieu, aveugles. » Instantané d’une famille bourgeoise européenne.
Haters gonna hate… Après Amour, dont Happy End est une forme de suite (explicite), Haneke aurait pu intituler ce nouvel opus « Haine » s’il n’avait opté pour une ironie qui infuse tout le récit.
Dénué de toute musique, par un montage qui privilégie l’ellipse et une durée hors norme des plans, l’Autrichien retrouve clairement ses premières amours, et notamment Caché. Il ne fait pas bon s’immiscer dans les secrets de cette famille de la haute bourgeoisie calaisienne, où l’on tait des désirs morbides plus ou moins radicaux. Happy End est un film sur l’effondrement, qui ne recule pas devant quelques incursions d’humour noir, mais fait de la distance son arme absolue. L’austérité met au placard la provocation plus frontale des opus précédents. C’est affuté, souvent juste, mais surtout impitoyable, au point qu’on peine à prendre position : ce jeu de massacre peut sembler aussi bien facile, et l’on s’interroge sur les motivations du moraliste Haneke, qui semble jubiler presque gratuitement à plusieurs reprises.
How to talk to girls at parties
(Hors Compétition)
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]1977[/mks_dropcap] : trois jeunes anglais croisent dans une soirée des créatures aussi sublimes qu’étranges.
En pleine émergence punk, ils découvriront l’amour, cette planète inconnue et tenteront de résoudre ce mystère : comment parler aux filles en soirée…
Avec la Jeannette de Dumont présentée dans la Quinzaine, nous voici à l’autre bout du spectre en matière de film musical, même si tous les deux partagent un goût commun pour le grand n’importe quoi. Film bigarré et punk, baroque et criard, How to talk… emprunte à Orange Mécanique son esthétique vintage, aux séries Z son scénario totalement improbable et dont les règles se définissent à mesure qu’il se déploie ; c’est peu de dire que le chaos est total, et l’attention du spectateur tente d’accrocher les wagons de ces montagnes russes où l’ennui le dispute à l’éclat de rire.
Voir deux fois Nicole Kidman (Après La mise à mort du cerf sacré) dans la même journée n’est pas forcément une bonne nouvelle, mais votre humble chroniqueur avouera qu’il était prêt à traverser bien des galaxies pour retrouver le charme magnétique d’Elle Fanning. Celle-ci sauve le film en revisitant la figure de Leloo du Cinquième Élément, (jusqu’à ses errances poussives sur la valeur de l’amour). La séquence durant laquelle elle prend le micro pour une performance punk pardonnera à elle seule les errances bouffonnes qui l’entourent.
The Florida Project
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]M[/mks_dropcap]oonee a 6 ans et un sacré caractère. Lâchée en toute liberté dans un motel de la banlieue de Disney World, elle y fait les 400 coups avec sa petite bande de gamins insolents. Ses incartades ne semblent pas trop inquiéter Hally, sa très jeune mère. En situation précaire comme tous les habitants du motel, celle-ci est en effet trop concentrée sur des plans plus ou moins honnêtes pour assurer leur quotidien…
Présenté en Quinzaine au lendemain de Mobile Homes, The Florida Project réussit tout ce que son prédécesseur avait échoué à transmettre. S’attaquant aux classes délaissées de l’Amérique, dans un décor insolite et effrayant des abords de Disneyland où tout est trop coloré pour être vrai, présentant la banlieue décrépie comme une vaste zone commerciale low cost, The Florida Project restitue un récit à hauteur d’enfant. Les comédiens sont exceptionnels, l’écriture (si tant est qu’il y en ait une pour un grand nombre de séquences qui semblent totalement improvisées tant elles sonnent juste) pertinente, et la mécanique de l’enlisement bien décryptée.
Dans cette version mumblecore des 400 coups, le misérabilisme ne l’emporte jamais, notamment grâce à la figure du manager, sorte de père de substitution campé par un Willem Dafoe débordant d’humanité. On rit beaucoup, on s’attache à de réels personnages pour mieux prendre la démesure du déchirement de ces familles condamnées à la précarité.
Sean Baker atteint sa cible dans un film irradié d’énergie, de colère et de tendresse pour affirmer le goût de la liberté dans une prison sociale à ciel ouvert.
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