[dropcap]N[/dropcap]os corps étrangers est le premier roman publié de Carine Joaquim, enseignante en région parisienne. Elle y fait preuve d’une grande clairvoyance, d’une maturité impressionnante et d’un talent d’écriture affirmé. Pour ce premier roman, elle a pris le risque de s’embarquer dans une voie qui peut décourager le lecteur superficiel en ce qu’elle exploite, en apparence, la veine sociologique et la narration d’une histoire de famille contemporaine comme on croit en avoir lu beaucoup… C’est pourquoi il est périlleux de présenter l’intrigue de ce roman : les personnages et l’histoire nous rappellent bon nombre de nos contemporains voire de nos proches, et un simple résumé court le risque de nous faire classer ce roman dans la case déjà bien encombrée des histoires personnelles que leurs auteurs croient uniques mais qui sont tellement banales qu’on en pleure d’ennui. Ceci est donc un avertissement : ne vous fiez pas aux apparences, la noirceur et la profondeur, souvent, se cachent derrière le quotidien.
« Cela faisait des années qu’elle allait de règles irrégulières en aménorrhée. « Il faut reprendre du poids », lui disaient les médecins. Elle acquiesçait, honteuse, tout en s’affamant jour après jour et en vomissant presque chaque soir. Cet aspect-là de la vie féminine devint pour elle une sorte d’abstraction, une réalité théorique qui n’avait aucune incidence sur son quotidien. »
Carine Joaquimr
Elisabeth et Stéphane vivent avec leur fille adolescente, Maëva, dans une petite maison pittoresque nichée au fond d’une cour privée parisienne. Le couple est typique de cette population qui affirme haut et fort qu’il n’est pas question d’habiter ailleurs qu’à Paris. Et pourtant, c’est la rentrée et la famille déménage en banlieue. Une jolie banlieue, certes, mais une banlieue qui va exiger de Stéphane de longs trajets en RER. Exactement ce qu’il déteste. Elisabeth, elle, croit y trouver son compte : elle va pouvoir s’aménager un atelier dans la dépendance au fond du jardin et, enfin, reprendre la peinture. Quant à Maëva, elle est furieuse… Quitter son quartier, ses amis, pour aller vivre chez les ploucs ? L’horreur ! Bref, ce déménagement ressemble terriblement à une fuite. Ce qu’il est effectivement.
Quelques années auparavant, Stéphane a eu une liaison et Elisabeth a eu beaucoup de mal à le laisser revenir à la maison. A vrai dire, depuis cette histoire, les choses ne sont plus vraiment les mêmes. Stéphane fait – mal – semblant d’avoir oublié. Elisabeth joue le même jeu, mais ses doutes et son mal-être s’expriment à travers un comportement alimentaire complètement déréglé. Elisabeth est mince, ou plutôt maigre. Comment appelle-t-on ça déjà ? L’anorexie ? Alors cette fuite à la campagne ressemble beaucoup à une auto-punition pour Stéphane et à un vague fantasme de nouveau départ, de nouvelle vie pour Elisabeth. Quant à Maëva, c’est sans doute elle qui s’adaptera le mieux à sa nouvelle vie : l’amour, il n’y a que ça de vrai… Sauf que rien ne va être simple pour elle : l’élu de son cœur est un jeune réfugié africain, et ça ne fait pas plaisir à tout le monde.
La nouvelle vie s’organise, bon an mal an. Elisabeth se remet à peindre, laborieusement, et ses premiers essais ne sont pas très encourageants. Elle ne parvient pas à retrouver la fraîcheur, l’élan, le goût de la couleur. Pour résumer, sa peinture ressemble à sa vie : grise, floue, pratiquement monochrome. Pour un nouveau départ, ça s’annonce mal. Quant à Stéphane, il rentre tard le soir, épuisé par ses trajets. Ces deux-là se parlent à peine, ils font semblant, l’un et l’autre. Et Elisabeth a mal au ventre, de plus en plus. Nausées, crampes, étourdissements : rien ne va plus. Jusqu’à sa rencontre avec le père d’un élève de la classe de Maëva, qui élève seul son fils Maxence, atteint du syndrome de la Tourette. Comme par hasard, Sylvain est peintre et va redonner une nouvelle impulsion à la vie d’Elisabeth.
Carine Joaquim, au fil des pages, émaille son récit de détails de plus en plus troublants, de signes de piste inquiétants, qui font que cette histoire prend une tournure qui bientôt, n’a plus rien de banal. Jusqu’où ce couple va-t-il pouvoir aller ? Que faut-il de plus à Elisabeth pour se rendre compte que son état physique est la triste manifestation de sa vie à la dérive ? Ecouter son corps, est-ce trop demander ? Que faut-il de plus à Stéphane pour comprendre qu’il s’est fourvoyé en s’imaginant qu’il allait pouvoir construire une nouvelle vie ? Construire sur des cendres… Quant à Maëva, elle va devoir apprendre à se battre pour elle et pour son ami. Bien des vies se construisent ainsi, et se poursuivent jusqu’au bout au prix de mensonges répétés, de trahisons et de fuites en avant. Cette famille-là devra se remettre en question, trop tard, et à quel prix…
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Nos corps étrangers de Carine Joaquim
La Manufacture de livres, janvier 2021
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Image bandeau : Photo by Jacqueline Day on Unsplash