[dropcap]J[/dropcap]uste avant le Grand confinement, rendez-vous était pris avec Carl Watson, qui séjournait à Paris. À l’époque, la sortie de son nouveau roman en français était programmée pour les premiers jours d’avril. Depuis, le monde a changé (ou pas)… en tout cas, les maisons d’édition ont dû décaler leurs publications et les librairies fermer leurs portes.
Le nouveau roman de Carl Watson, À contre-courant rêvent les noyés, vient donc de sortir aux Éditions Vagabonde. Carl Watson ne nous épuise pas par le rythme effréné de ses publications : la dernière en date, en France, remonte quand même à 2015 avec le court récit Hank Stone et le cœur de craie, traduit par Brice Mathieussent et publié par la même maison d’édition. Dans sa préface au recueil Sous l’Empire des oiseaux, traduit par Thierry Marignac et Daniel Bismuth, Nick Tosches écrivait : « Les nouvelles de Watson sont des rapports de médecin légiste sur la maladie de l’être. Des scènes du crime, des dialogues d’un Phédon opaque comme Platon jamais ne l’envisagea. » Le regretté Nick Tosches ne pouvait mieux dire : depuis ses premières publications, Carl Watson explore et triture ses obsessions (et les nôtres) avec opiniâtreté et acuité, sans faire de concession, sans ménager son lecteur, construisant au fil du temps un univers d’ombre, de cruauté, de douleur et de lucidité.
La première idée qui vient à l’esprit en commençant la lecture de À contre-courant rêvent les noyés, c’est qu’il constitue une belle ouverture vers un public plus large. Non pas que Carl Watson soit passé à la bluette… Il continue à brasser ses angoisses, ses colères, ses détestations, à dresser de son pays un portrait sans pitié : simplement, il a décidé que tout cela, assaisonné d’une bonne dose d’ironie, voire d’auto-dérision, allait emprunter des chemins narratifs moins abrupts que d’habitude. Méfiance quand même : nous ne sommes pas à l’abri d’un piège, l’ultime piège diabolique de la séduction romanesque…
Le roman commence en octobre 1974. Frank et Tanya vivent à Portland (Oregon) : cette histoire « commence par des œufs sur le plat et du whisky avec Janis Joplin dans ma cuisine de Portland« . L’un des thèmes préférés de l’auteur étant le mouvement, on ne s’étonnera pas que bientôt, le couple se retrouve à Chicago, puis à la Nouvelle-Orléans, à Los Angeles… Tous les moyens sont bons pour bouger : camion, car scolaire, stop. Et, enfin, la moto, une anglaise, une BSA Lightning ou une Triumph. Les lieux, les moyens de transport, la musique, les rencontres, l’alcool, la dope. Janis Joplin, Patsy Cline. Janis Joplin, surtout. Un joueur de billard japonais, Gretta, polonaise, italienne et grecque. Bobby Valentine, philosophe, épicurien, entrepreneur, convoyeur de vies passées. Ça ne vous rappelle rien ? Et puis, bien sûr, Naomi, la mère de Tanya, véritable mythe vivant, qui nous réservera une surprise déconcertante à la fin du roman.
Eh oui, avec À contre-courant rêvent les noyés, Carl Watson nous a concocté, entre autres, une parodie de Sur la route. Quinze ans plus tard. Une version très personnelle quand même, heureusement, car la vision de Carl Watson n’a rien perdu de son acuité ni de sa cruauté. Comme en plus il nous fait l’honneur de ne pas (trop) nous prendre pour des imbéciles, les clins d’œil culturels foisonnent, les allusions aussi, et, au fil de l’histoire, il nous montre à quel point le monde a changé, et nous laisse entendre à quel point il va encore se transformer, pas vraiment pour le meilleur.
Une lecture passionnante, qui laisse toute sa place au plaisir tout en nous poussant dans nos retranchements. Carl Watson a bien voulu répondre à nos questions, sans jamais se départir d’une ironie et d’une distance aussi délicieuses que salutaires : un grand merci à lui.
[mks_dropcap style= »circle » size= »30″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]INTERVIEW[/mks_dropcap][divider style= »normal » top= »20″ bottom= »10″]
Est-ce que l’idée d’ouvrir votre travail à un public plus large était à la base de votre projet ?
Oui, dans une certaine mesure. Il fallait que ça arrive un jour… j’avais déjà travaillé sur plusieurs versions, et le texte commençait à prendre de l’épaisseur : c’est ainsi que j’ai décidé d’en faire un roman.
Il y a beaucoup de dialogues, ce qui est une vraie nouveauté. Vos textes précédents étaient très exigeants, mais aussi, du coup, très gratifiants pour vos lecteurs. Mais les plus paresseux d’entre eux ont sans doute été rebutés…
Oui, je sais ! Dans mes livres précédents, je voulais surtout écrire des textes avec une profondeur psychologique, pour ainsi dire abstraits. À un moment, j’ai compris que personne n’avait envie de lire ça. J’ai donc décidé d’écrire des choses plus narratives.
Que pensez-vous de ceux qui persistent à vous comparer à Bukowski ?
Soit ils ne m’ont pas vraiment lu, soit ils ne s’attachent pas au style, et se contentent de considérer que, moi aussi, j’écris sur des marginaux !
Dans vos livres précédents il faut toujours un certain temps avant d’entrer dans le texte. Pensez-vous que la notion de vitesse est un facteur déterminant dans les changements du monde tels que vous les décrivez ?
C’est bien possible. Tout est trop, trop vite. Je voulais que mon livre fixe une image de ce qu’était la vie avant les ordinateurs, avant internet. A cette époque-là, seuls les scientifiques avaient des ordinateurs. Je pense que, même chez les plus vieux d’entre nous, nous ne nous rappelons pas comment était la vie à l’époque, tellement les ordinateurs et l’internet ont parasité notre cerveau, effaçant tout le passé par la même occasion.
Effaçant tout le passé, avez-vous vraiment dit ça ?
C’est peut-être un peu extrême, mais finalement ce n’est pas si loin de la vérité. Beaucoup de gens d’un certain âge ont adopté le mode de pensée qu’internet et les ordinateurs nous ont imposé. Y compris moi, dans une certaine mesure. On n’écrit plus rien à la main, on ne prend plus une décision sans avoir sollicité l’approbation de nos « amis »…
À votre avis, à quel moment les choses ont-elles commencé à accélérer ?
À plusieurs égards, tout a commencé dès les années 60, avec les médias. Pour moi, les années 70 constituent une période de transition entre les années 60, toute l’énergie positive, et les années 80, la commercialisation complète de la vie. En Amérique, la démocratie a changé radicalement : c’est à ce moment-là que le pays a commencé à se consacrer entièrement à la construction d’un environnement favorable pour les entreprises.
Vous persistez à considérer le romantisme comme une idée bourgeoise.
Oui, bien sûr ! Tout dépend de votre définition du romantisme. Quand j’utilise ce mot, je pense surtout aux « comédies romantiques ». Pour la plupart des gens, le romantisme équivaut à l’amour et au sentimentalisme, ça n’a rien à voir avec un mouvement littéraire ou artistique.
Vos personnages doutent que les « histoires d’amour soient autre chose que des modèles de l’oppression émotionnelle ». Pouvez-vous développer cette idée ?
Je pense que les histoires romantiques sont une façon d’attacher les gens à des mythes qui ne valent probablement pas la peine qu’on s’y intéresse. Ils s’attachent à ces icônes-là et essaient de faire en sorte que leurs vies leur ressemblent : c’est une forme d’oppression. Tout à fait comme le cinéma d’aujourd’hui: il est là pour distraire les gens, mais aussi pour les contrôler.
Même chose pour la nostalgie et le romantisme, donc ?
Oui, tout à fait. La façon qu’ont les gens de « romanticiser » le passé est universelle : cela leur donne une excuse pour leurs propres échecs. « Si seulement le monde était comme autrefois, alors j’aurais peut-être été heureux. »
Pensez-vous vraiment que les gens sont stupides à ce point ?
Pas tout le monde, bien sûr mais… tous les gens que je connais à New York ont cette nostalgie du passé.
C’est à eux que vous pensez lorsque vous évoquez ces gens qui portent des tee shirts à l’effigie de Jack Kerouac ?
Oui, maintenant on peut s’acheter son passé, ça n’est pas formidable ? Peut-être ce sentiment est-il dû au fait que je vieillis, et que je fréquente des gens plus âgés, mais j’ai bien peur que le phénomène touche aussi les plus jeunes.
Eh bien justement, venons à Jack Kerouac. Quand vous mentionnez les « clichés » de la route, est-ce là votre vision de Jack Kerouac ?
(Rires) Faire une parodie de Jack Kerouac, cela faisait aussi partie de mes objectifs ! Je voulais que mes personnages se penchent sur ce mythe-là, sur la façon qu’ils avaient à la fois de le dominer et d’y souscrire. Beaucoup d’écrivains, y compris moi, ont lu ce genre de littérature : Jack London, Jack Kerouac… Il fallait en passer par là si on voulait être écrivain.
Est-ce encore le cas ?
Non, aujourd’hui, on suit des cours d’écriture créative.
Donc, pourquoi cette parodie de « Sur la route« ?
Le mythe de Sur la route, c’était l’aventure : on pouvait voyager sans savoir ce qui allait vous arriver. Dans les années 60, on pouvait voyager d’une ville à l’autre, et elles étaient complètement différentes. Aujourd’hui, les villes se ressemblent toutes, c’est juste une question d’échelle. L’homogénéisation a bien fait son travail…
Et les gens qui voyagent en-dehors de l’Amérique, en Asie par exemple ?
Là, je crois qu’il y a encore des choses à faire, malgré l’homogénéisation mondiale. Il reste un choc culturel qui vous force à vous regarder. Je n’ai jamais pensé que les gens apprenaient des cultures des pays qu’ils visitent : en revanche, ils en apprennent beaucoup sur eux-mêmes. Quand on voyage en Asie, ou en Inde, on est confronté à de tels niveaux de pauvreté, on subit un vrai choc qui vous force à vous réexaminer dans un cadre qu’on n’aurait jamais perçu si on n’avait pas voyagé. Mais cela fait longtemps que je n’ai pas voyagé…
Et pourtant, vous êtes à Paris aujourd’hui !
Paris, c’est un peu ma deuxième maison… Aujourd’hui, c’est moins facile de voyager, cela coûte beaucoup plus cher. La première fois que je suis venu à Paris, je dormais dans les parcs. Ce qui serait tout à fait impossible aujourd’hui.
Vous écrivez : « nous autres gens du Midwest avons nos propres démons, nous n’avons pas besoin des célébrités pour nous tourmenter. »
Je parlais de cette obsession pour les célébrités qu’on retrouve en Californie et à New York. Là-bas, une bonne partie de la vie est basée sur le fait d’être une célébrité, de connaître une célébrité, de croiser une célébrité. Dans le Midwest, nous avons d’autres moyens d’évoluer dans le monde. Je sais, je généralise !
En fait, à un moment donné, vu l’uniformisation ambiante, il faut bien généraliser, non ?
Oui, d’ailleurs cela fait partie de mes thèmes de prédilection.
Pour rester dans la même ambiance, comment expliquez-vous l’influence internationale de la culture américaine ?
Aujourd’hui, les États-Unis disposent d’une effroyable machine culturelle qui a pour vocation de nous gaver de divertissement et d’information superficielle. Mais pour répondre à votre question, je dois dire que je ne comprends pas vraiment pourquoi la France, en particulier, est aussi fascinée par la culture américaine.
Et si nous parlions de Janis Joplin, qui est vraiment au centre de votre roman ?
Janis est une icône qui symbolise à la fois l’exubérance et l’authentique tragédie de la nature américaine. Qui l’a détruite, tout comme la culture elle-même et son exubérance finiront par s’autodétruire. Et puis il y a le fait que j’adore cette femme, tout simplement : cette espèce de destin esthétique qu’on perçoit dans sa voix a quelque chose d’hypnotique.
Et sa présence physique ?
Elle prenait ce qu’elle avait et elle tirait le meilleur parti possible. C’était une femme flamboyante. Je ne suis pas sûr qu’elle était particulièrement agréable à fréquenter… une partie de ma fascination pour elle vient probablement du fait que je ne l’ai jamais rencontrée.
Être femme dans le monde de la musique, à l’époque, ne devait pas être évident.
Oui, d’autant qu’elle s’inscrivait dans une scène très particulière, les bikers et tout ce qui allait avec. Elle aurait probablement connu une vie complètement différente si elle avait vécu ailleurs, à une autre époque. Au moment où se déroule le roman, elle faisait partie intégrante de la vie américaine. Vous ne pouviez pas entrer dans un bar sans que quelqu’un choisisse une de ses chansons sur le juke box, souvent Piece of My Heart, qui était particulièrement populaire. Janis était partout, tout le temps. Depuis ce temps-là, j’ai rencontré pas mal de femmes qui essayaient d’être Janis, même si elles ne voulaient pas le reconnaître.
C’est un peu le cas de votre Tanya ?
Oui, bien sûr…
Pourquoi vos personnages ont-ils plusieurs noms : Frank/Luke, Tanya/Tessa/Theresa ?
Oui, chaque personnage du livre a au moins deux noms différents. Souvent, les gens prennent un autre nom pour changer d’identité, surtout aux États-Unis, où c’est très commun. Les gens prennent des faux noms parce qu’ils ne veulent pas être associés avec ce qu’ils ont été dans le passé. D’ailleurs j’ai moi-même deux ou trois faux noms…
Que pensez-vous de la vitesse du progrès, face à la situation actuelle où les gens, paradoxalement, semblent bloqués à un certain stade ?
Il semble bien que les gens acceptent cette situation… Mais toutes ces choses qu’ils détestent, les démons mentaux et autres obstacles, ne vont pas disparaître grâce à la vitesse. En réalité, cette vitesse a construit une sorte de mur. La vie est plus facile, mais les gens ne sont pas plus heureux. Il faut donc qu’ils redéfinissent le bonheur : ils possèdent tout, et pourtant ils continuent à se battre avec leurs problèmes personnels. La vitesse à laquelle va ce pays – les États-Unis et d’autres – crée de plus en plus de choses qu’il faut obtenir. Cette situation-là est déprimante, bien sûr… La chose qu’on n’a pas ne peut pas nous manquer.
Vous écrivez aussi que les classes ouvrières ont été complètement abandonnées par les partis de gauche.
Oui, c’est d’ailleurs lié au blocage social dont on vient de parler. En Amérique, la gauche a perdu tout contact avec ce qu’elle était supposée être. Penser que grâce à l’accès aux techniques et aux outils numériques, les classes populaires vont pouvoir progresser est une illusion totale. Nous en sommes arrivés au stade où on assiste à la naissance de ce qu’on appelle la « classe créative » : ceux qui ont une culture technique et digitale, et qui sont en train, malgré cela, de devenir les nouveaux ouvriers. Et ils sont devenus les ennemis de la soi-disant gauche. Bien sûr que les politiciens et les gens qui font partie du monde culturel ont abandonné la classe ouvrière. C’est pour ça qu’on a eu Trump… Ce processus est à l’œuvre depuis plusieurs dizaines d’années, et il est en train de ruiner le monde. Ce que je peux dire sur Trump, c’est qu’il représente maintenant quelque chose de si terrible qu’il va peut-être réussir à redonner quelques arguments à la gauche. Peut-être…
Est-ce qu’on peut dire que cette situation politique constitue une des raisons pour lesquelles vous avez écrivez cette trilogie ?
Très probablement. Je voulais inscrire mes idées dans une narration qu’éventuellement les gens pourraient avoir envie de lire. Comme vous le savez, je ne suis pas un romancier très populaire… Mon projet est effectivement d’écrire une trilogie, un volume par décennie (70s, 80s et 90s), avec une muse par roman. Dans le premier de la trilogie, la muse est, vous l’avez deviné, Janis Joplin. Les deux prochaines sont Maria Callas et Billie Holiday. Chacune d’entre elles sera le portrait d’une décennie. Il fallait que ce soit des femmes, car chacune d’entre elles représente une des qualités de mon principal personnage féminin. Pour celui-ci, Janis Joplin correspond à Tanya.
Parlez-moi du deuxième personnage féminin du roman, celui qu’on attend pratiquement jusqu’à la fin du livre, Naomi, la mère de Tanya. Son apparition est encore un grand moment d’ironie…
En fait, elle m’a été inspirée par une personne réelle. Je voulais qu’elle représente une sorte de personnage culturel, une héroïne locale pour ce groupe de personnes qu’on suit dans le livre, une personne sur laquelle on raconte des histoires. Et je tenais vraiment à ce qu’elle n’apparaisse qu’à la fin du livre.
Comment avez-vous vécu ce moment d’écriture : après tout, vous vous êtes plongé dans un changement de style assez radical.
Ce n’était pas si difficile. Je crois que j’en avais terminé avec mon style précédent; et puis, pour être honnête, j’avais aussi envie d’être un peu plus commercial, de raconter une histoire de façon différente.
Peut-on parler de votre projet comme d’une fresque sur l’Amérique des années 70 aux années 90 ?
Au fond, oui, bien sûr. Le troisième roman est situé entièrement à New York : le personnage va de l’Opéra à chez lui, et tout arrive en une seule nuit, il observe les choses qui se produisent à New York.
Dans une de vos nouvelles, vous parlez de l’importance de la géographie, et plus précisément de la notion de grille dans les villes.
Je pense sincèrement que la géographie affecte notre mode de vie. Toutes les villes américaines sont construites sur un modèle de grille. Si on se tient au début d’une rue, on peut la voir jusqu’au bout. Si on est à un carrefour, on peut voir chaque rue jusqu’au bout. Alors quand un Américain arrive à Paris, il se perd !
Plusieurs fois, vous utilisez le mot « boddhisatva » ? En hommage à Hermann Hesse, au bouddhisme ou à la beat generation ?
Probablement à la beat generation. Il est même très possible que j’y ai mis un peu de sarcasme…
Parmi les thèmes qui reviennent dans tous vos livres, la notion de mémoire et de souvenirs, parfois en lien avec la photographie. En quoi ces notions sont-elles révélatrices de votre perception du monde ?
La plupart des scientifiques sont d’accord sur le fait que les souvenirs ne sont pas des choses qui existent dans notre esprit, mais des objets que nous reconstruisons et modifions au fil du temps. Quand on va à un endroit où on n’est pas allé depuis longtemps, on croit qu’on se rappelle, mais ça n’est pas vrai : on se contente de reconstruire la vision qu’on en a, de la modifier. Dans les années 80, il y a eu plusieurs scandales aux États-Unis, avec des psychiatres et des thérapeutes qui incitaient leurs patients à se rappeler des traumatismes provoqués par des événements qui n’avaient jamais existé (les faux souvenirs). Dans certains cas, des personnes se rappelaient avoir été enlevées, par exemple. Mais nous n’avons pas forcément besoin de psychiatres et de thérapeutes : nous faisons ça très bien tout seuls…
Vous mentionnez souvent le roman policier et le roman noir. Pourquoi ?
J’aurais voulu pouvoir écrire ce genre de chose ! Parfois mes personnages parlent très durement, comme des héros de polars, des hard boiled guys, d’ailleurs. Mais pour moi, c’est aussi une façon d’être au monde : si on est assez intelligent, on peut se contenter de regarder les gens pour tout savoir.
Le roman noir fait partie intégrante de la mythologie américaine : est-ce qu’un écrivain américain peut vraiment y échapper ?
J’imagine que non ! D’ailleurs je continue à lire ce genre de littérature, ne serait-ce que pour garder le contact avec mes racines.
Pour revenir à vos livres précédents, je trouve que pour les lire, il faut se mettre dans le même état d’esprit que lorsqu’on se prépare à lire de la philosophie. Se préparer à vos phrases sophistiquées, votre vocabulaire riche, votre pensée sinueuse, vos pièges, jusqu’à ce que le contact soit établi.
Oui, je suppose que c’est vrai. C’est un mode d’emploi qu’il faudrait peut-être vendre avec les livres ! Avec ce nouveau livre, j’ai voulu faciliter la tâche de mes lecteurs et peut-être en attirer de nouveaux, pour faire en sorte qu’ils n’aient pas besoin de « mode d’emploi », justement! En tout cas, c’est ce que j’espère.
Comment vivez-vous la situation actuelle, avec l’annulation de toutes les manifestations culturelles, etc. ?
En fait, je me demande surtout si je vais pouvoir rentrer chez moi… Non par peur d’attraper le virus, mais parce que j’ai peur de me retrouver coincé. Ce ne serait pas si terrible d’être coincé à Paris, mais il faut quand même que je rentre pour payer mes impôts, n’est-ce pas ?
Pouvez-vous m’expliquer ce que vous voulez dire quand vous écrivez : « Je ne me sers jamais d’un appareil photo, ça tarit l’âme. » ?
C’est quelque chose que je crois depuis très longtemps, même si ça ressemble à une superstition. Les gens s’auto-reproduisent et se reproduisent les uns les autres, ils deviennent des fantômes. Cette idée est encore plus présente dans le troisième roman de la trilogie, vous verrez.
« Boire comme un trou, ne parler à personne, me complaire dans le regret – alcool, ascétisme, réminiscence. La stabilité, c’est bien. » Après avoir écrit des mots pareils, vous ne pouvez plus dire qu’il n’y a pas d’ironie dans vos textes !
Il faudrait pouvoir ajuster philosophie et alcool… Il y a ce petit trou dans lequel on se glisse en rampant, tous les jours, il n’est plus nécessaire de se soucier de quoi que ce soit d’autre. Peut-être serait-ce une bonne façon de vieillir, se soûler dans un bar, je ne sais pas.
Dans la même perspective, il y a cette phrase que vous aurez peut-être envie d’expliquer : « la route n’était qu’une corde autour de mon cou à laquelle pendait un albatros. »
Eh oui, encore une allusion romantique ! J’espère que je ne l’ai volée à personne. Je pense que cette phrase correspond à un réarrangement profond des attentes de Frank. Bien sûr, on peut toujours critiquer, mais bien que Frank soit déçu, si on lui posait la question, il ferait probablement les mêmes choix.
Pensez-vous vraiment que la connaissance de soi est plutôt nuisible ?
Ce dont je suis sûr, c’est qu’elle ne nous rend pas heureux… La connaissance de soi est une chose que la plupart des gens évitent. Si vous la recherchez, c’est une sorte de bourbier stagnant. Voilà pourquoi je pense que le bouddhisme est une religion séduisante, car elle vous emmène de l’autre côté du bourbier stagnant. Là-bas, il n’y a pas de vrai « soi », il est donc inutile de se laisser pourrir la vie par ça !
À votre avis, le succès incroyable des livres de développement personnel est-il lié à cela ?
Je pense surtout que c’est un beau travail de marketing. En fait, ces livres fonctionnent parce que les gens s’imaginent qu’ils vont y trouver une méthode de vie…
Où vous situez-vous dans le milieu littéraire américain d’aujourd’hui ?
Nulle part !
Mauvaise réponse, vous trichez !
En fait je lis beaucoup de non-fiction. Sincèrement, je ne lis pas vraiment de fiction contemporaine. Je lis des livres sur la neurologie, la physique nucléaire, etc. Et aussi certains romans policiers, comme les livres de John Burdett, avec ce détective de Bangkok. Ils sont intéressants car l’enquêteur est sans cesse tiraillé entre la pensée occidentale et la culture bouddhiste. J’en ai lu un, et je suis devenu tellement « accro » que je les ai tous lus au final… En fait, il n’est pas impossible que je souffre de l’angoisse de l’influence : c’est peut-être cela qui explique que je lis si peu de fiction… Et puis quand j’étais à l’université, j’ai lu tellement de littérature et de théorie littéraire que j’ai probablement saturé. Autrefois, je lisais beaucoup de philosophie, mais j’ai décidé que je voulais consacrer autant de temps que possible à l’écriture, en particulier à cette trilogie. Le deuxième livre s’appelle Idylls of Complicity et il est sorti aux États-Unis, le troisième devrait sortir en novembre.
[divider style= »dashed » top= »20″ bottom= »20″]
[one_half]
À contre-courant rêvent les noyés de Carl Watson
traduit de l’anglais par Thierry Marignac
Éditions Vagabonde – juin 2020
[mks_button size= »small » title= »Site web » style= »squared » url= »http://www.vrin.fr/collection.php?code=462″ target= »_blank » bg_color= »#f5d100″ txt_color= »#FFFFFF » icon= »fas fa-globe » icon_type= »fa » nofollow= »0″][mks_button size= »small » title= »Facebook » style= »squared » url= »https://www.facebook.com/carl.watson.7731″ target= »_blank » bg_color= »#3b5998″ txt_color= »#FFFFFF » icon= »fab fa-facebook » icon_type= »fa » nofollow= »0″]
[/one_half][one_half_last]
[/one_half_last]
[divider style= »dashed » top= »20″ bottom= »20″]
Photo à la une : Pxhere