[dropcap]L[/dropcap]e combo hors des clous sonne le déconfinement de la comédie musicale dans un grand « GONG! » libérateur. Euphorisant par son esthétique, lucide dans ses arguments, ce deuxième album-concept fait jaillir une pop bigarrée là où la candeur et l’ivresse se sont évanouies en humeurs maussades. Le compositeur Pierre Jouan et le musicien Carol Teillard d’Eyry nous dévoilent les résonances intérieures de cette réappropriation artistique du temps présent.
Vous avez progressivement évolué d’un collectif pluridisciplinaire et plutôt avant-gardiste d’une quinzaine d’artistes (littérature, performances, clips…) à ce qui s’apparente davantage aujourd’hui à un véritable groupe de six musiciens, chanteurs, danseurs. Comment s’est opérée cette mutation ?
Pierre Jouan : C’est le fruit d’un processus de développement quasi-organique. Il s’est progressivement imposé à notre matière vivante pour aboutir à cette structure protéiforme autour de six individualités ayant respectivement une spécialité. Nos rôles sont répartis en fonction du pouvoir magique de chacun, sans leader particulier : être une bête de scène pour Arthur, atteindre le cœur des gens pour Blandine, réaliser des tours de passe-passe pour Carol… Hormis peut-être au plan des compositions et de la musique, je suis pour ma part plus en retrait. Ce sont eux qui prennent la lumière.
Carol Teillard d’Eyry : Cela s’est fait naturellement, guidé par un désir commun à stimuler et entretenir. La locomotive du train doit être maintenue en marche. Peu importe ceux qui montent dedans, ne restent in fine que ceux qui sont le plus attachés à la faire avancer et mettent du bois dans le foyer. L’alchimie dans le travail a voulu que l’on se cristallise à six.
Avec la musique au cœur du projet ?
P.J. : Pas nécessairement. La danse est très présente ; la création de lumières et la confection de costumes occupent une grande place aussi. Nous avons recherché une forme dans laquelle nous pouvions tout assembler. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques de la pop que d’articuler plusieurs médias.
C.T.E. : C’est autour d’un langage musical ouvert et partagé que tout le reste s’accorde, par affinités. Nous sommes six musiciens intéressés par d’autres types d’expressions artistiques qui évolueront sans doute encore demain pour habiller nos chansons.
Une semaine après sa sortie, « GONG! » recueillait déjà d’excellents retours, tant de la presse spécialisée que grand public. Avez-vous le sentiment d’être parvenus avec ce deuxième album à une forme de synthèse entre démarche artistique exigeante et culture populaire ?
C.T.E. : Je ne saurais dire si l’on y parvient mais c’est indéniablement notre volonté ; nous en aurons la conviction après avoir tourné. Au sortir de deux premières belles dates parisiennes devant un public fidèle, ce sera LA véritable épreuve. Nous avons très envie de sortir de notre zone de confort et d’expérimenter le show dans des villes où rien n’est acquis, face à une audience qui nous découvre. J’ai le sentiment qu’on a fait du chemin depuis le premier album pour rendre notre travail moins cryptique tout en gardant notre niveau d’exigence musicale. Selon moi, la vraie gageure pour n’importe quel musicien, dans son rapport à l’auditeur, consiste à faire oublier dans la forme son éventuelle complexité.
Il n’est pas question pour nous d’être « branchés » Pierre Jouan
P.J. : Nous avons sans aucun doute évolué en termes d’accessibilité mais il n’est pas question pour nous d’être « branchés » ou de nous complaire dans le « cool ». À vrai dire, ça nous indiffère et l’on a surtout très peur de ça ! Notre but, même si c’est un chemin de croix, est de lever progressivement les ambiguïtés jusqu’à être limpides, de sorte à ce que cette compréhension aboutisse à un partage. C’est très agréable et gratifiant de s’entendre dire qu’on a touché un spectateur en lui procurant du plaisir.
En lançant ce projet de comédie musicale dans un pays où le genre n’est pas véritablement pris au sérieux, voire même dénigré, vous prenez le risque d’une étiquette « kitsch ». Avez-vous l’ambition de redonner ses lettres de noblesse à un registre que l’on assimile encore trop souvent à un plaisir coupable, et de contribuer à son renouveau ?
P.J. : Le désir de réhabiliter cet art nous anime en dehors de toute vision imaginaire ou féérique d’un monde à part : GONG! parle, avec tout notre cœur, d’ici et de maintenant. Nous sommes équipés d’un détecteur de « kitsch » (rires) nous permettant, sans trop de réflexions, d’identifier par nous-mêmes, au milieu des personnages et des situations que nous essayons de jouer sur scène, les fausses bonnes idées qui ne fonctionnent pas. Ensuite, au regard des réactions du public lors des deux premières, nous avons procédé à plusieurs ajustements. Mais au final, cela doit rester un vrai show… et non pas un spectacle, mot que nous n’utilisons pas.
C.T.E. : Lors des répétitions, le curseur navigue en chacun de nous jusqu’à ce que l’un des six alerte les autres sur le franchissement d’une limite vers un aspect trop théâtral ou fantasmé. En général, la réaction passe par le rire tellement ça paraît ridicule. Mais cela n’empêche pas d’aller vers des choses surprenantes et de les éprouver au fil des représentations.
Les références francophones auxquelles on pense à l’écoute de l’album (Michel Legrand et Jacques Demy, Michel Fugain et Michel Berger) ne sont pas de votre génération. Comment les avez-vous digérées ?
C.T.E. : Sans doute différemment pour chacun de nous qui sommes tous très curieux de musiques. On a balayé un large spectre : du punk à la variété en passant par le métal et le rap, tout ça nous intéresse globalement. Nous nous sommes retrouvés autour de références communes, y compris et inévitablement une partie de celles que l’on pouvait entendre chez nos parents.
P.J. : Pour autant, bien que nous passions beaucoup de temps à explorer les suggestions de YouTube, nous ne revendiquons pas une « rétrophilie » absolue. Il y a d’ailleurs tout un pan du disque plus moderne, aux sonorités « urbaines ». On s’est avant tout laissé guider par ce que l’on écoute et affectionne, sans aucune discrimination au nom du bon goût, pour aboutir à la musique qui nous fait jouir. Le travail de David Sztanke, à la réalisation, a permis d’homogénéiser les couleurs et d’unifier le tout.
Autres injonctions paradoxales dans vos morceaux : des compositions très spontanées qu’on pourrait croire improvisées, une interprétation pure et lâchée (a cappella et harmonies vocales) et une production très soignée et même sophistiquée… Comment êtes-vous parvenus à ce cocktail ?
C.T.E. : Les harmonies vocales sont clairement le fil rouge de l’album, quel que soit le style de base des morceaux (variété, rap…). Nous avons pendant un an et demi passé en revue les différentes options possibles pour des titres comme Encore ou Solastalgie sur lesquels nous chantons tous une phrase, en fonction de nos tessitures et de notre manière de nous affirmer.
Les nombreuses répétitions ont fait le reste. Contrairement à des disques très produits, avec un empilement de couches de pistes ajoutées, 90% de GONG! étaient consolidés au moment d’enregistrer. C’est un live très fidèle au son original, sans presque aucune ligne d’instrument supplémentaire.
P.J. : Pour éviter le syndrome de courir après le charme unique de la démo, nous n’avons pas enregistré de démo, problème réglé. Nous sommes convaincus de l’utilité de répéter et de répéter encore, pour sédimenter la matière et solidifier la structure au fur et à mesure. J’observe qu’aujourd’hui, on fait souvent de la production sur du rien et c’est dommage. Presque tout le disque préexistait, sous une forme un peu plus lo-fi, dans nos dictaphones. Nous n’avions plus qu’à le reproduire avec de vrais micros et un multipiste dans un studio. Passée la prise de tête sur des détails, une bonne surprise ne pouvait être qu’au rendez-vous !
En dix morceaux entrecoupés de deux monologues saisis sur le vif, vous scrutez la manière dont les gens vivent, selon une approche presque sociologique et en tout cas humaniste de notre époque. Vous-mêmes, chacun dans votre couleur, endossez un tempérament – l’inquiétude, la foi, le rire, la colère, l’ennui, le regard. Quelle a été la part d’introspection dans le processus d’écriture ?
C.T.E. : Tu ne peux faire de la musique qu’avec ce que tu as en toi. Ça part toujours d’un sentiment personnel. En partageant les problématiques qui nous agitent, on s’est rendu compte qu’on est préoccupés par les mêmes questions. Il nous fallait ensuite confronter ces sentiments avec des personnes que l’on ne connaissait pas, celles dont on entend les propos, pour vérifier s’ils sont dans l’air du temps. De nos voix intérieures conjuguées à leurs récits, nous espérons avoir dégagé un message un peu universel qui court tout au long du disque.
Le seul filtre, à travers nos rôles, c’est la pudeur. Dans un siècle où les gens étalent leurs idées et s’exposent si facilement au regard de tous sur les réseaux sociaux, être pudique est devenu un acte de résistance. Carol Teillard d’Eyry
Cette démarche nous permet de ne pas avoir à jouer ; nous ne sommes pas à la Comédie Française (rires) ! Le seul filtre, à travers nos rôles, c’est la pudeur. Dans un siècle où les gens étalent leurs idées et s’exposent si facilement au regard de tous sur les réseaux sociaux, être pudique est devenu un acte de résistance. Se foutre à poil sur scène est moins transgressif que de ne rien dévoiler ou presque !
P.J : Nos personnages correspondent à nos propres caractères dans la vraie vie ; nous sommes directement reliés à eux. Pablo, qui incarne l’ennui, décroche très vite d’une conversation, Bastien notre batteur est coléreux… Mais nous ne voulions pas nous dévoiler trop crument. Ce serait une erreur de mettre notre intimité sur la table ; le public pourrait en être embarrassé. Il est préférable d’utiliser une métaphore.
Dans « GONG! », il est autant question d’un bout de salade coincé entre les dents et de Wallace et Gromit, que de solastalgie et du chien mort d’une vieille dame. Était-ce un parti pris que de parler de choses dramatiques sans se prendre au sérieux ?
La vie est tragi-comique en permanence. Pierre Jouan
P.J. : C’est un angle qui nous tient beaucoup à cœur en effet. Essayer d’être grave et léger dans le même temps et surtout de passer de l’un à l’autre. La vie est tragi-comique en permanence. Le dérisoire et le drôle côtoient le profond et le tragique la seconde d’après. Voilà ce que nous avons voulu reproduire à partir de sujets contemporains, la solastalgie étant le plus éminemment actuel.
C.T.E. : Il s’agit aussi de traiter un thème à sa juste mesure, en étant le plus sincère et authentique possible. Un thème qui nous dépasse comme celui-ci ne peut être abordé qu’avec recueillement et fragilité.
La vulnérabilité de l’instant présent, comme le timbre d’un gong annonce le début et la fin de chaque reprise d’un match de boxe…
C.T.E. : Oui, on a l’ambition d’agencer nos morceaux avec un souci de cohérence de bout en bout pour donner au public qui nous écoute et vient nous voir, cette impression de parenthèse. Qu’au cours de cette heure et demi qu’on lui propose, le temps se soit arrêté et qu’il ait le sentiment que c’est passé hyper vite… simplement parce qu’on l’a rendu heureux.
P.J. : Concentrer son attention sur la longueur d’un album ou d’un concert, c’est faire l’agréable expérience d’un temps que l’on sent s’écouler de façon ininterrompue (par les notifications de son téléphone entre autres). Je crois que l’on perçoit de plus en plus ce qu’il y a de beau et de fortifiant dans cette démarche. Plus qu’une respiration, cela revient à traverser une sorte de rêve éveillé ou à faire une méditation. Car le gong renvoie aussi aux multiples résonances cachées dans une seule note. Je trouve cette autre signification appropriée ; elle sonne bien.
Vous êtes signés depuis 2016 sur Tricatel, le label indépendant et singulier de Bertrand Burgalat. Que représente pour vous cette maison de disques ?
C.T.E. : Une esthétique, le raffinement. En dehors des signatures de son catalogue, on aime des gens assez divers : Terre Noire, Julien Gasc, Ichon, Clara Ysé, Feu! Chatterton, Barbara Carlotti…
P.J. : Beaucoup de choses stimulantes se font en ce moment. Dans le paysage actuel, Tricatel incarne une originalité non surnuméraire mais reposant sur une véritable exigence artistique. Une sorte d’exception française nécessaire et un peu noble qui s’inscrirait dans une lignée, avec un héritage à transmettre. On mesure combien nous sommes privilégiés de pouvoir appartenir à cette famille et de participer à son histoire avec la liberté qui la caractérise.
Le mot qui vous qualifie le mieux est sans doute la « liberté » justement ; vous avez beaucoup voyagé ces deux dernières années. Aussi, de façon presque prophétique, vous postiez sur les réseaux sociaux à la fin du mois de novembre 2019, « Rien ne sera plus comme avant, alors venez nous voir avant 2020 »… En quoi l’actualité de ces six derniers mois vous a-t-elle marqués et comment vous projetez-vous dans la tournée redémarrée le 10 septembre sur la scène du 104 à Paris ?
P.J. : Se rassembler, jouer de la musique, traverser les frontières… nos aspirations sont à contre-courant du contexte, balayées. Or celui-ci les rend d’autant plus nécessaires qu’elles remplissent une fonction essentielle, tant pour les artistes que pour le public qui a soif d’oxygène, de liberté, de danse. La ferveur du premier concert en témoigne. Alors tout le monde bricole des trucs chez lui comme il peut, même les grandes stars ! C’en est émouvant. Sans forcément entrer « en résistance » face à ce qui est remis en question, nous sommes résolus à faire vivre GONG! le plus longtemps possible pour mettre de la joie partout où l’on peut. La force du projet nous aide à traverser cette période. Nous irons au bout de cette excitation, jusqu’à ce qu’une nouvelle page blanche s’ouvre devant nous.
De l’abattement sont nées d’autres possibilités et une énergie nouvelle pour inventer.
Carol Teillard d’Eyry
C.T.E. : Sans aucun cynisme, nous profitons de toutes les petites bulles de liberté qui s’offrent à nous, dans la mesure de ce qui est permis. S’il faut monter à quatre seulement sur scène et donner un concert devant vingt personnes pour respecter la jauge, eh bien nous le ferons pour peu que le show tourne. Voir nos certitudes mises en crise nous oblige à nous remettre au travail avec humilité pour continuer sur de nouvelles bases. De l’abattement sont nées d’autres possibilités et une énergie nouvelle pour inventer.
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Catastrophe
Gong!
Tricatel, septembre 2020
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Toutes les photos sont d’Antoine Henault et ont été fournies par Tricatel