Les écrans sont des fenêtres, des trous noirs débouchant sur un continent inconnu. Internet est une toile invisible aux ramifications innombrables, un nouveau monde qui, pour le meilleur et pour le pire, prolifère tous les jours dans l’obscurité. Ici, comme dans un débarras, règne la contiguïté : tout existe au même degré. Tout se côtoie et se touche, Shakespeare et Lady Gaga, des chats volants et des casse-cous bulgares au sommet d’un gratte-ciel. Il y a quelque chose de monstrueux dans l’idée de cette toile en expansion perpétuelle, charriant tout et n’importe quoi, dans l’idée de ces limbes sans début ni fin, et souvent nous nous égarons : « How did I get there ? » semble hurler au diable un commentaire au bas d’une impensable vidéo de pop afro-futuriste. Il y a quelque chose d’effrayant dans ce royaume en bordel, cette étendue sauvage et si peu contrôlée, où chaque jour pullulent des informations fausses, des images douteuses et puis des points de vue que personne n’examine.
On a longuement déploré ici et là que tout et son contraire se retrouve un jour sur le web — où n’importe quel blog tenu par un quelconque druide en formation tient lieu de source crédible pour fabriquer une potion. On a dit combien la paranoïa, le mensonge et le charlatanisme qui, depuis mille et une nuit, trouvent une oreille attentive chez les amers, trouvaient sur ce septième continent le parfait terreau pour pousser dans tous les sens, et surtout dans des sens contradictoires. On s’est alarmé — à raison — de l’intensification et des effets politiques désastreux de la post-vérité, des trolls anonymes et de la transformation, spectaculaire, de la contre-culture en un contre-savoir. Et pourtant, il faut bien le reconnaître, nous sommes les enfants de ce monde de lianes. Qu’on le veuille ou non, nous sommes la progéniture de cette araignée invisible qui oeuvre tous les jours dans le noir, tissant à l’infini des liens. Et sans doute y a-t-il une intelligence spécifique à ce tissage. Nos cerveaux, du moins, ont épousé la forme de la toile, comme ces plantes qui grandissent en s’enroulant autour d’un tuteur. C’est ainsi que nous pensons ; rapidement, au gré de nos intuitions, peut-être trop impatiemment. Comme des insectes passant nerveusement d’un lien à l’autre, d’une information à la suivante, au risque de la dilution et en proie à l’inquiétude du papillon. Notre esprit se change en bolide cérébral allant sans cesse de l’oeil au pouce, du nouvel onglet à l’application d’après, de la croix rouge au rond vert. De là les machines électroniques deviennent parfois des trous noirs où les informations s’intègrent si vite qu’elles se désintègrent instantanément, des vortex qui nous donnent parfois la migraine.
Pourtant lorsqu’ils ne nous aspirent plus, quand nous parvenons à les tenir en respect, les écrans deviennent inspirants. Ils sont des sources. Contraire des grands surfaces, qui engloutissent les corps et imposent sur toutes choses leur lumière blanche, il y a ces petites surfaces rectangulaires d’une couleur argentée — million de pigments rouges, verts et jaunes qui se fondent en un gris brillant, comme les coquillages multicolores qui composent le sables finissent en grande étendue jaune — avec au centre, une pomme phosphorescente, fruit du péché, croquée. Le macbook a la taille d’un grand classeur, pèse à peine plus lourd et se fourre dans n’importe quel sac : dedans, une faune intime, la plupart des traces tangibles de nos vies. Et nous partons alors en exploration de longues heures sous l’eau, comme des hommes-grenouilles à la recherche de poissons rares. Et de lien en lien, comme Tarzan de liane en liane, nous parcourons le réseau.
Ici, derrière une fenêtre, Henry Miller nous parle tout bas depuis son lit de mort. Là, Marguerite Duras évoque le futur, puis nous tombons des nues, sur Abbas Fahdel qui filme la guerre en Irak. On ne dira jamais assez combien aussi, Internet, plus grand musée du monde, a fait pour la conservation de la culture. Et ces voix du passé qui nous parviennent par miracle : Jean Cocteau s’adresse à l’an 2000. Tout y est accessible. Et tout se coagule, se répond, résonne, et nous sommes bringuebalés d’idée en idée comme la boule du flipper. A l’arrière-plan de nos consciences, des diodes clignotent en réseau.
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Le collectif Castastrophe n’est pas annonciateur d’un désastre à venir, bien que leur livre La nuit est encore jeune (Pauvert, 2017) se présente comme un compte à rebours.
Ce groupe de jeunes gens refuse tout bonnement de croire que l’Histoire est terminée, que la « crise » n’est plus un événement boursier mais un état d’esprit généralisé, global, que l’avenir est derrière nous. Avec leur livre, leur disque à paraître en 2018 (Tricatel), leurs vidéos et leurs nombreuses interventions (singulières, protéiformes) sur scène ou dans n’importe quel lieu voulant bien les accueillir, les membres de Catastrophe réinventent le désir de vivre et de créer au présent, sans trop s’encombrer des fantômes du passé ni se sentir illégitimes au regard des sachants.
Il est souhaitable que leur énergie fasse des petits.
À lire également, le très beau livre de Blandine Rinkel (membre de Catastrophe), L’abandon des prétentions (Fayard, 2017).
Retrouvez la présentation du projet » Le Lien « , le texte de Thomas Giraud, Tomber à l'(e)autre, celui de Isabelle Bonat-Luciani, Les contours ne tiennent que pour consoler, celui de Julien d’Abrigeon, Trope lien et trop plein, celui de Anna Dubosc, Rue Ganneron, celui de Barz Diskiant, Tel tarzan qui de liane en liane et celui de Elisa Shua Dusapin, Les ursulines, celui de Marie Simon, Le Fil et, celui de Eloïse Lièvre, Charade, celui de Anthony Poiraudeau, En mémoire de Tina Fontaine.
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