[mks_pullquote align= »left » width= »50″ size= »40″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]«[/mks_pullquote]
En août 2014, je me suis rendu au Canada pour un séjour d’un peu plus d’un mois. C’était, pour le dire vite, un voyage de repérages et de documentation pour l’écriture d’un livre à propos d’une petite ville du Grand Nord canadien où j’allais passer quatre semaines. Pour aller jusqu’à cette bourgade, nommée Churchill, située sur les bords de la baie d’Hudson, il faut prendre l’avion ou bien le train depuis Winnipeg, capitale de la province du Manitoba, qui est située plus ou moins à mi-chemin de Montréal et de la côte Pacifique (c’est-à-dire à plusieurs milliers de kilomètres de l’une et de l’autre), au beau milieu d’une immense plaine céréalière. Winnipeg est une grande ville (environ 700 000 habitants, la septième plus grande du Canada) mais elle traîne, auprès des Canadiens des métropoles en tout cas, une image de triste ville, perdue, ennuyeuse, loin de tout — grande certes, mais d’une taille qui serait seulement bonne à agrandir d’autant plus sa tristesse, son ennui et son éloignement. Et froide, avec ça, pensez donc, même pour le Canada : il arrive, comme ce fut le cas dans la nuit du 31 décembre 2013, qu’il y fasse plus froid que sur la planète Mars. J’allais passer peu de temps à Winnipeg, environ 48 heures, mais je n’étais pas mécontent de la visiter : Winnipeg, j’en suis sûr (et pas moins sûr depuis que j’y suis passé), gagne à être connue. Il suffit de voir le splendide film My Winnipeg de Guy Maddin, cinéaste winnipegois, pour commencer aussitôt à aimer la capitale manitobaine. Et puis, c’est la ville d’origine de la grande écrivaine Gabrielle Roy (enfin, Gabrielle Roy vient de Saint-Boniface, qui au début du XXe siècle était une ville (francophone) séparée de Winnipeg, que l’agglomération a désormais tout à fait englobée en son sein, de telle sorte qu’elle n’est plus aujourd’hui une municipalité autonome, mais un quartier de la ville). J’avais des choses à y voir, sans compter ce qui allait se laisser découvrir sans que je l’aie anticipé.
J’ai passé une journée à marcher dans Winnipeg. Il faisait beau et même trop chaud. Je suis allé aux Forks (qui est le quartier du Winnipeg originel, au confluent de la rivière Rouge et de la rivière Assiniboine), au Parlement du Manitoba et à Saint-Boniface pour visiter la maison d’enfance de Gabrielle Roy. J’ai marché au hasard dans les rues, j’ai traversé quelques quartiers anciennement industriels, d’autres où des jardins coquets avaient été aménagés devant les maisons, et de part et d’autre des dures avenues du downtown. Les sentiments d’appréhension et d’inquiétude — et même de culpabilité — que me suscitent souvent les départs en voyage se sont progressivement dissous pendant la journée, et c’était bien. Je pensais à mon amoureuse restée en France, nous étions loin de l’autre et j’aurais aimé qu’elle soit là, mais je savais que nous pensions l’un à l’autre, donc c’était bien. J’éprouvai, pour la première fois de la journée, un net sentiment de bien-être alors que je marchais le long de la rivière Rouge, à l’ombre des arbres qui bordent les berges, un peu après avoir croisé un vieux pont ferroviaire. J’aime les ponts ferroviaires et les anciennes constructions industrielles, l’ombre était fraîche, la rivière marquait un coude derrière lequel je crus pressentir le début des lointains que j’allais traverser pour me rendre à Churchill, mon voyage était justifié et sans danger, mon retour serait sauf. Je pris une photo du lieu de cet apaisement et de cette confiance, sans doute davantage pour marquer l’instant que pour réaliser une belle image, et pour produire un objet à partir duquel je pourrai ultérieurement me remémorer ce sentiment. La photo, d’ailleurs, comme je le vis une fois rentré à l’hôtel, est remarquablement ratée : son cadrage est dépourvu de tout intérêt plastique et elle est floue. Elle montre le pont ferroviaire, le cours de la rivière, le ciel où flottent quelques petits nuages, un petit coin de paysage sous le soleil. Elle enregistre pour moi quelque chose d’invisible que je voulais retenir, mais sans en restituer quoi que ce soit.
Plus tard, alors que j’étais depuis plusieurs jours à Churchill, à un millier de kilomètres plus au nord, les sites d’information canadiens m’apprirent que le corps d’une adolescente autochtone avait été trouvé à Winnipeg, au fond de la rivière Rouge. Elle ne s’y était pas retrouvée par accident : elle gisait au fond d’un grand sac, où quelqu’un avait déposé son corps avant de le jeter à la rivière pour le faire disparaître. De toute évidence, elle avait été tuée (ce que l’autopsie ne tarderait pas à confirmer) et son meurtrier avait cherché à dissimuler son crime. Quand j’en ai pris connaissance, cette nouvelle m’a tout à fait saisi, d’abord parce qu’il m’arrive souvent, lorsque j’apprends qu’un drame ou une catastrophe a eu lieu non loin de là où je me trouvais, de ne pas pouvoir m’empêcher de craindre que ce soit d’une façon ou d’une autre de ma faute. Ce que cela implique de présomption quant à mes capacités — de nuisance en l’occurrence — me désole, ce que cela indique de mon sentiment inhérent de culpabilité — ne nécessitant même pas de motif sensé pour s’exprimer — m’embarrasse, mais je dois bien constater que c’est ainsi. Ce que cela implique d’irrationalité est accessible à ma conscience, toutefois, aussi je tente de tempérer ces craintes lorsqu’elles se présentent à moi, et je reviens assez rapidement à la raison, et recouvre mes capacités à distinguer avec tranquillité les faits et situations dont je suis responsable et celles dont je ne le suis pas.
Cette nouvelle, cependant, s’imprima d’autant plus profondément dans mon esprit que quelques heures à peine avant de l’apprendre, mon esprit avait été commotionné par une tragédie amérindienne : je m’étais rendu jusqu’à un site, distant de quelques kilomètres du bourg de Churchill, où avaient été logés, de 1967 à 1974, l’intégralité des Dénés Sayisi, un peuple autochtone canadien, composé de quelques centaines de personnes, originaire des environs forestiers du lac Duck, situé à environ 200 km à l’ouest de Churchill. « Relogés » est le terme officiel employé à l’époque par l’administration fédérale canadienne, mais si on veut désigner avec un minimum de justesse la situation, c’est bien de déportation qu’il faut parler : en 1956, les Dénés Sayisi avaient, du jour au lendemain, été délogés de force de leur territoire traditionnel — parce que le Canada voulait assimiler l’intégralité de la population présente sur son territoire à la société moderne, et qu’on considérait que les Dénés Sayisi chassaient trop abondamment le caribou, espèce récemment devenue protégée — et débarqués à Churchill sans aucun moyen de subsistance, dans un environnement qu’ils n’avaient jamais connus, auprès d’une population dont ils ne parlaient pas la langue et qui les considérait comme des sauvages. Quand, des mois plus tard, les logements et compensations financières qui leur avaient été promis ont enfin été fournis, ceux-ci étaient si rudimentaires et mal isolés et celles-ci si médiocres, qu’ils se retrouvèrent aux prises avec des conditions de vie désastreuses : ils étaient totalement livrés à eux-mêmes dans une sorte de bidonville sans eau courante ni électricité, sans pouvoir non plus mettre en œuvre correctement leurs capacités à affronter la situation : il leur était interdit de chasser, et sans forêt à proximité, leurs compétences à aménager des habitations et des outils étaient anéanties. En quelques années, en l’absence de tout secours sérieux de la part de la population locale et des institutions, plongés dans des conditions matérielles et psychologiques d’existence épouvantables, ils sombrèrent dans le désespoir, l’autodestruction et la vulnérabilité complète. Au cours de la vingtaine d’années que dura leur déportation à Churchill, c’est plus d’un tiers des Dénés Sayisi qui mourut, et de mort violente pour la moitié de ceux-ci. Ils étaient un peuple en grand danger — et sans la détermination et le courage de ceux d’entre eux qui parvinrent, avec une énergie et un esprit de révolte sidérants quand on pense aux circonstances dans lesquelles celles-ci s’exercèrent, à obtenir du gouvernement fédéral l’autorisation pour leur peuple de retourner vivre dans leur territoire traditionnel, ils se seraient probablement tous ou presque éteints à petit feu. En me rendant sur un des deux sites où avait eu lieu leur déportation, je m’étais senti idiot, et même obscène : quelle curiosité venais-je satisfaire, ici, sur les lieux d’un immense malheur dont j’avais été tout à fait préservé ? Je pensai avoir fauté vis-à-vis de ces lieux, aussi je devins leur obligé (en tout cas, c’est ce que je crus, libre à chacun de me trouver parfaitement ridicule) : j’étais venu à Churchill pour écrire à son propos, et puisque j’avais poussé la curiosité jusqu’à visiter, sans que cela comporte le moindre danger pour moi, le site où s’était déroulé la destruction avancée d’un peuple, je devrais en rendre compte avec soin dans le texte dont l’écriture m’avait conduit jusque là.
Quelques heures après cette visite, en apprenant la mort de l’adolescente autochtone de Winnipeg, c’est une nouvelle manifestation de l’oppression subie par les peuples premiers dans le monde moderne qui se présenta à moi — et de cela aussi, je me sentis l’obligé.
L’adolescente de Winnipeg se nommait Tina Fontaine. Elle était Ojibwé. Née le 1er janvier 1999, elle est morte à l’âge de quinze ans. Son assassinat quitta bientôt la rubrique des faits divers pour gagner celle des sujets politiques, car il emblématisait un vaste fait de société canadien, trop inconfortable pour ne pas être largement refoulé : l’oppression des Premières Nations au Canada a été tellement massive qu’elle a toujours d’importantes conséquences de nos jours, de telle sorte qu’on peut dire qu’elle continue. Au Canada, le taux de mortalité des Autochtones est incomparablement plus élevé que celui du reste de la population. Ils sont beaucoup plus exposés aux crimes que les autres Canadiens, et les crimes qu’ils subissent sont largement moins sanctionnés, ils donnent lieu à moins de plaintes, et à moins d’attention de la part des pouvoirs publics, policiers comme judiciaires. La société canadienne, qui est parmi les plus prospères au monde, et est souvent citée en exemple pour la paix sociale qui y prévaut, les protège beaucoup moins et beaucoup plus mal que leurs compatriotes. La domination masculine et l’oppression sociale s’ajoutant l’une à l’autre, les femmes amérindiennes, bien plus encore que les hommes, sont très sévèrement exposées aux mauvais traitements et aux crimes. Une Canadienne autochtone a quatre fois plus de risques de mourir assassinée que les autres Canadiennes, et cette proportion est en cours d’augmentation. Au Manitoba, c’est même la moitié des femmes assassinées qui sont des Amérindiennes, alors qu’elles ne représentent qu’un dixième de la population féminine de la province. Au fur et à mesure qu’augmentait l’écho de la mort de Tina Fontaine et que s’amplifiait avec lui la mobilisation d’associations de défense des droits des Autochtones, la presse relayait les avancées de l’enquête de police sur son assassinat, et on en apprenait davantage sur sa vie et les circonstances de sa mort. Les contours de sa vie se dessinaient, et surtout ceux de sa mort, et ils formaient un terrible emblème de ce que vivent encore les peuples que la colonisation européenne a dévastés — ainsi que, mais à peine hélas, le portrait d’une vie unique, irrémédiablement brisée un jour ou une nuit d’août 2014 à Winnipeg. Tina Fontaine était originaire d’une réserve indienne nommée Sagkeeng, située près de Powerview-Pine Falls au Manitoba, à une centaine de kilomètres au nord-est de Winnipeg. Elle y vivait chez sa grand-tante et son grand-oncle, Thelma et Joe Favel, après que son père Eugene avait été, trois ans auparavant, battu à mort par deux inconnus. La mort de son père l’avait dévastée. Elle était arrivée à Winnipeg au début du mois de juillet 2014 pour rendre visite à sa mère durant les vacances d’été. Comme cette dernière connaissait de lourds problèmes d’alcool et une grande précarité, Tina Fontaine était hébergée durant son séjour en ville par des services sociaux de la capitale manitobaine. Le séjour de Tina Fontaine à Winnipeg est plein de trous, sans doute parce qu’il est tissé d’activité très ordinaires, mais aussi parce que, début août, les services de protection de l’enfance de Winnipeg perdent sa trace, et qu’elle passe les jours qui suivirent à errer dans la ville. Dans la nuit du 8 au 9 août, à trois heures, elle a été vue par la police, sans être reconduite aux services sociaux, en compagnie d’un homme très alcoolisé et beaucoup plus âgé qu’elle, dont un témoin dira plus tard qu’il venait de lui proposer de l’argent en échange d’un rapport sexuel. Une heure plus tard, elle était découverte inconsciente, assommée par l’alcool, dans une contre-allée d’un faubourg de Winnipeg, et conduite à l’hôpital, dont elle partit quelques heures à peine après avoir repris connaissance, tôt le matin suivant. On perd ensuite toute trace d’elle, et aucune recherche n’a lieu, jusqu’au moment où, plus d’une semaine plus tard, son corps est retrouvé par la police dans le lit de la rivière Rouge. Si la police trouve son corps, ce n’est pas parce qu’elle était recherchée mais parce que la rivière était sondée pour tenter de retrouver un homme noyé. C’est le lendemain que la police de Winnipeg identifie le corps trouvé dans la rivière Rouge comme étant celui de Tina Fontaine, et que l’autopsie date sa mort aux environs du 10 août.
Le 10 août 2014 est le jour où je suis arrivé à Winnipeg. C’est le lendemain que je m’étais promené toute la journée en ville sous le soleil et que, dans l’après-midi, j’avais ressenti un moment de bien-être à l’ombre des arbres qui longent les berges de la rivière Rouge, près d’un vieux pont ferroviaire. Là où j’avais pris une photo pour immortaliser quelque chose, je ne sais pas quoi, l’instant. Les lieux où ceci s’était déroulé se situent à quelques mètres de l’endroit où a été retrouvé le corps de Tina Fontaine, au niveau d’Alexander Docks. Il est très probable que lorsque je me suis senti si bien, pour quelques instants, le corps mort de Tina Fontaine se trouvait à quelques mètres de là, dans un grand sac qu’on avait jeté au fond de l’eau. Bien sûr, les deux faits n’ont rien à voir l’un avec l’autre, et le vertige que me fait éprouver leur collision est sans doute déplacé, et même ridicule, mais il achève pour moi de relier d’une façon que je ne saurais bien justifier la vie de Tina Fontaine à la mienne. C’est mon sentiment de culpabilité inhérent, sans doute, qui n’a besoin de rien ou presque pour s’échauffer, et surtout lui, qui me fait établir cela : la mort de Tina Fontaine me concerne. Qu’il en soit ainsi. J’étais là pour écrire — et peut-être est-ce de cela aussi, dont je me sens coupable — et pour restituer par l’écrit tant ce qui se déroulait pendant mon voyage que le sens que je pouvais en tirer et en inférer. Alors, je trouve justifié d’écrire cela : Tina Fontaine vivait et elle a été tuée (par un homme, l’enquête le découvrira plus tard, qui a semble-t-il tout du pauvre hère, et qui est peut-être aussi une parfaite ordure, et peut-être bien les deux à la fois — son procès aura lieu dans le cours de l’année 2018), les femmes amérindiennes sont tuées. Ce n’est pas ce que je venais découvrir, mais c’est ainsi que les faits se sont imposés à mon séjour.
Je n’aurais jamais dû connaître l’existence de Tina Fontaine. Elle aurait dû demeurer un individu dans sa singularité vivante. De temps à autres, je vais voir sur internet les photos d’elle qu’ont relayé la presse, pour voir sur son visage l’individu qu’elle était — l’irréductible singularité vivante qu’elle était — et que son assassinat à transformé en protagoniste innocent d’un fait divers par lequel je l’ai connue, puis en symbole par lequel un combat politique pour défense des femmes autochtones a pu prendre de l’ampleur.
J’ai bien conscience de n’être en rien légitime pour me sentir lié à Tina Fontaine : je ne suis pas Ojibwé, ni d’aucune Première Nation, je ne suis pas Canadien, ma vie concrète n’est pas affectée par ces faits. Je ne suis pas bien placé pour m’en faire l’écho, pour endosser d’une façon ou d’une autre tout cela. Pourtant, je me sens lié — par le plus grand des hasards.[mks_pullquote align= »right » width= »50″ size= »40″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]» [/mks_pullquote]
J’ai, je crois, la responsabilité de raconter cette histoire, de dire qui était Tina Fontaine et comment elle est morte. Je ne le fais pas à la place de quelqu’un d’autre, de tous ceux qui sont plus légitimes que moi pour le faire, mais je dois le faire néanmoins, je crois. Je le lui dois.
Anthony Poiraudeau
[mks_separator style= »dotted » height= »2″]
Anthony Poiraudeau est né en 1978 à La Roche-sur-Yon et il vit à Nantes. Il est membre du comité de rédaction de la revue littéraire La moitié du fourbi, tient le blog futiles et graves et contribue occasionnellement au site internet de création littéraire remue.net et à la revue 303.
Son premier livre Projet el Pocero, à propos d’une ville fantôme espagnole, a été publié en 2013 par les éditions Inculte.
Son deuxième livre, intitulé Churchill, Manitoba (coup de coeur de notre chroniqueuse, Marianne, la semaine dernière), est paru en octobre 2017 chez le même éditeur. Il s’agit d’un récit — ou bien d’un roman non fictionnel — à propos de la rêverie sur les cartes de géographie et d’une petite ville du Grand Nord canadien.
Retrouvez la présentation du projet » Le Lien » , le texte de Thomas Giraud, Tomber à l'(e)autre, celui de Isabelle Bonat-Luciani, Les contours ne tiennent que pour consoler, celui de Julien d’Abrigeon, Trope lien et trop plein, celui de Anna Dubosc, Rue Ganneron, celui de Barz Diskiant, Tel tarzan qui de liane en liane et celui de Elisa Shua Dusapin, Les ursulines, celui de Marie Simon, Le Fil et celui de Eloïse Lièvre, Charade.