Deux sœurs et un couteau : dès la scène d’ouverture, Charrue Tordue saisit son lecteur. Fascinées par le brillant du fer, pressées par le retour de la grand-mère, les fillettes s’empressent de le porter à la bouche. Depuis qu’elles l’ont découvert, avec son improbable manche en ivoire, elles veulent en connaître le goût. Lorsque la vieille femme revient finalement du jardin, le visage des enfants ruisselle. Entre elles et le couteau gît un morceau de langue. Les sœurs ont signé sans le savoir un pacte de sang entre elles – entre elles, mais aussi avec la terre. Cette terre qui les a vu naître, cette terre qui tente de les nourrir et que leurs parents travaillent sans relâche, cette terre qui pourtant ne leur appartient pas.
Salué par le Prix Jubati, qui récompense les plus beaux textes publiés en langue portugaise, ce roman se penche sur une part méconnue de l’histoire du Brésil. Le roman met en lumière la communauté des quilombolas, des hommes et des femmes descendants d’esclaves et dont l’auteur est lui-même issu. Nés ou devenus libres peu après l’abolition de 1888, ils n’ont alors nulle part où aller et restent condamnés à vivre à la merci des grands propriétaires qui se sont partagés le pays. Une communauté tolérée sur les plantations, à la condition de fournir sa force de travail, en échange d’un endroit où vivre dans une bicoque en terre assortie de son maigre potager. Interdiction leur est faite de construire sur la fazenda : rien ne doit inciter ces paysans sans-terre à faire valoir des droits.
« Le sol de nos maisons et les chemins du domaine n’étaient faits que de terre battue. De cette même terre dont naissaient nos poupées en épis de maïs, et d’où provenait presque tout ce que nous mangions. Où nous enterrions le placenta et le cordon ombilical des nouveau-nés. Où nous enterrions les déjections de nos corps. Et où nous finirions tous un jour ».
─ Itamar Vieira Junior, Charrue Tordue
S’inspirant peut-être sa propre découverte de ce passé, Itamar Vieira Junior adopte avec beaucoup d’habileté le point de vue des deux enfants pour construire son intrigue. Lorsque le roman s’ouvre, Bibiana et Belonisia sont trop jeunes pour saisir l’histoire de leur communauté. Elles s’y ouvriront petit à petit, emmenant le lecteur dans cet éveil au monde. Après l’accident, l’une d’elle devenue muette, elles apprennent à reconnaitre en l’autre le moindre signe qui remplacera la voix. Mais le destin qui les attend est-il vraiment de se protéger l’une l’autre, ou bien de défendre l’ensemble de leur communauté ?
À mesure que les fillettes grandissent, le lecteur s’installe dans une atmosphère en ombre et lumière. Le sort des anciens esclavagisés n’est évidemment pas un tendre sujet. L’ambiance est poisseuse, le sol brûlant, les esprits inquiets. Pourtant, c’est une sensation de paix et de confort qui se dégage de cette lecture.
La plume de Itamar Vieira Junior semble comme trempée dans la douceur. Et le jeune écrivain parvient à transformer ce récit familial, d’abord intime, en roman féministe aux accents mystiques. Aux côtés des combats menés par les sœurs, il fait la part belle aux croyances du village, un culte afro-brésilien descendant du candomblé. Les habitants de la fazenda vivent entourés par les « enchantés », ces divinités ou orixàs rapportées de la lointaine Afrique. Un soupçon de « réalisme magique » cher à la littérature sud-américaine : il ne devrait toutefois pas gêner le plus rationnel des lecteurs, tant cette dimension spirituelle participe de la découverte culturelle que propose le récit.
Après avoir longtemps exploré les favélas, la littérature brésilienne afro-descendante se penche désormais sur son histoire. En 2023 déjà paraissait Je ne dis rien de toi que je ne vois en toi, splendide roman signé Eliana Alvez Cruz, originaire de la région de Bahia comme Itamar Vieira Junior. Si cette autrice est remontée plus loin encore dans le passé des esclaves, dans les prémices de ce qui était alors une colonie portugaise, les deux écrivains partagent une même approche : la brutalité de cet héritage se pare de poésie et le récit historique se raconte sous le regard bienveillant des Esprits.
Charrue Tordue de Itamar Vieira Junior
Traduit par Jean-Marie Blas de Roblès
Editions Zulma, septembre 2023