Abyss ou comment exprimer de la plus belle des manières le vertige aquatique. La profondeur d’une artiste peu loquace mais qui mérite que l’on s’attarde quelque peu sur son langage musical.
J’en étais resté au sublime Pain Is Beauty (2013). Une œuvre où la compositrice ciselait la matière pour féconder de sublimes complaintes.
La découverte de l’artiste fut antérieure. Je rembobine donc le film des événements afin d’évoquer ma rencontre avec Moses, titre dont le chant miraculeux ouvrait les perspectives dignes d’un déchirement des eaux. Nous n’étions pas à Salem mais la magie noire exerçait déjà un évident pouvoir d’attraction. Un présage …
Des sorcelleries en tout genre pour mieux nous convier au festin délicieux de l’épouvantable fragilité humaine. Des mélodies aériennes, des rythmes martelés, des nappes mystiques, un chant qui inquiète et captive à la fois. On imagine cette bande son poussiéreuse flirter avec les cauchemars de David Lynch.
Pour autant Chelsea Wolfe évite le piège du glauque. Abyss, son nouvel album, continue de creuser de manière extrême le sillon d’une ode aux béatitudes glacées. Opus venu nous guider vers un rock ténébreux mais qui laisse entrevoir en filigrane de majestueuses compositions. Il y a surtout ce chant magique dont le souffle laisse une impression d’enchantement écorché. Des vagues successives comme des sirènes hurlantes dans les océans endormis. Les scaphandriers qui l’accompagnent feront oublier les errements de la consœur Zola Jesus dont les dernières épreuves n’auront eu pour intérêt que de prouver que les choses chez elle étaient bien plus audacieuses avant.
Ici nous sommes dans une descente maladive. Des abimes dont les duretés abruptes répondent à de rares moments apaisés, le tout exaltant un parfait décorticage d’humeurs. Preuve que dans la douleur des instants on peut encore trouver une certaine élégance.
La grande nouveauté réside dans la production : plus héroïque, plus épaisse. Les royalties amassées grâce à l’exposition de Feral Love y sont pour beaucoup (le titre repéré par la machinerie Game of Thrones) … A ce titre, les ricochets de l’autre série culte (The Walking Dead) n’auront pas atténué la faculté de toucher un public plus large (toute proportion gardée). Si le sourire est de marbre et sans aucun doute un compagnon ignoré, l’émotion est fortement palpable derrière ce rideau de sons immenses.
Chelsea Wolfe telle la belle dans les bras de la bête réussie admirablement la mise en exergue des composantes : Une voix d’ange déchu sublimée par une attaque de drones. Les guitares bourdonnent tandis que la substance séraphique nous renverse. L’astuce résidant dans l’art de trancher le Bien au sein du Mal. Il en ressort une peinture sombre dont les nuances varient entre caresse ébène et rage obscure. Les aspérités sont en réalité plus colériques, les refrains en cela puissamment marqués au fer rouge. Si les précédents essais offraient plus de place aux aspirations folks, les eaux troubles ne laissent désormais plus de place à l’endormissement. La singularité exquise d’Abyss repose sur cette unité de ton. L’homogénéité de l’album est en ce sens une parfaite réussite, les éléments tout en contraste y étant redoutablement magnifiés.
L’imagerie post gothique est saisissante : Une profusion de sonorités métalliques qui viennent secouer nos oreilles. On est bousculé par les monstres sous-marins de Carion Flowers … Tomber de Charybde en Scylla. Le gouffre est un tourbillon dont on ne peut échapper qu’en bravant avec fougue un danger tout aussi périlleux.
« WE LEARNED HOW ON OUR OWN
NEVER NEEDING HELP FROM YOU
REACHING OUT WITH EYES CLOSED
WE FELT THE LIGHT, IT TAUGHT US TO GROW
(HOLD, HOLD, HOLD ON)
CREATURES OF HABIT, CARRION FLOWERS
GROWING FROM REPEATED CRIMES
THE AFTERGLOW IN FULL BLOOM
SLOW AND RELENTLESS, WE’RE AFTER YOU
HOLD ON TO THE PAIN
OF LOVE TAKEN FROM YOU –
A PLAGUE
(HOLD, HOLD, HOLD ON) »
« La perfection est quelque chose de laid. Je veux voir les cicatrices chez les humains, leurs échecs, leurs troubles, leurs distorsions. Les onze chansons d’Abyss reflètent cette philosophie. Les choses de l’âme vont ainsi avec la fragilité, l’intimité, la passion, l’anxiété et la nostalgie » – C.W
Le temps suspendu pour une petite mort après 1 minute et 45 secondes d’apnée : Le break est immense ! Il vient mettre en relief la rupture, cette déflagration saturée qui vient se glisser derrière les pédales d’effets fougueuses.
Iron Moon ne fait pas non plus semblant de frapper nos tympans. La chute encore et toujours avec une certaine démesure. Le rugissement des ombres qui viennent faire la nique au commandant Cousteau et son soit disant « monde du silence ».
Avec Dragged Out nous abordons le summum du capharnaüm stylisé. La frontière avec les inspirations death metal semble à présent franchie. Les guitares dissonantes transgressent les codes. La musique est habitée par le Malin qui vient par ruse imprégner l’épiderme de notre noyée.
Une accalmie de courte durée vient fondre sur les rêveries planantes de Maw. Mais ce fantôme n’est qu’une illusion. Les flots ne peuvent s’empêcher à nouveau de raviver une déferlante acharnée. Bis repetita … Les contours sont toujours aussi rugueux et on est au bord du malaise vagal. Une exécution qui vient napper le royaume de Neptune de sa superbe tristesse.
Chelsea Wolfe est au cœur de l’élément. L’auditeur sera scotché par sa capacité monstrueuse à insuffler avec panache un arsenal de mélodies corrosives. La musique cogne dans nos oreilles, le signe chez la californienne d’un talent enfin assumé. Un héroïsme colossal que l’on retrouve dans la partition de Grey Days. Illustration d’une prestation au rythme redoutable, aux convulsions démentes. Le chant empli de larmes prend des allures vulnérables au travers de sa voix de tête. Les cordes chevauchent alors un mur d’effroi, des guitares lourdes sont baignées dans l’acide nitrique. Le sommet des tensions qui combinent allégresse et mauvais songe.
After The Fall : Ornements étranges, développement épique, réverbérations surpuissantes … Vision extatique après l’agonie ?
Après les cinq premiers titres, nous ne sommes pas loin de frôler la tachycardie. Notre aspiration est donc au relâchement, histoire de ne pas glisser également vers le fond. Vœu exaucé par Crazy Love dont la quiétude soudaine donne l’impression d’une stagnation aux effets désorientant.
Avec Simple Death les notes fragiles sèment le trouble. Notre sentiment est d’avoir alors atteint le repos éternel. Qui n’aura pas été rebuté par les brutalités initiales pourra se délecter de cette sérénité anesthésiante. L’oasis de la tranquillité suit son cours avec Survive dont la douceur spectrale marque un retour aux accents acoustiques. C’était sans compter sur la réapparition des créatures aux vociférations stridentes …
Color of Blood : Une symphonie macabre d’une puissance inouïe ! Des crépitements qui me rappellent Les Chants de Maldoror.
« Sur le mur de ma chambre, quelle ombre dessine, avec puissance incomparable, la fantasmagorique projection de sa silhouette racornie ? Quand je place sur mon cœur cette interrogation délirante et muette, c’est moins pour la majesté de la forme, que pour le tableau de la réalité, que la sobriété du style se conduit de la sorte. Qui que tu sois, défends-toi ; car, je vais diriger contre toi la fronde d’une terrible accusation : Ces yeux ne t’appartiennent pas … où les as-tu pris ? » – Lautréamont
La lame vient saigner un piano désaccordé, un violon disloqué. C’est ainsi que s’achève avec fracas l’œuvre troublante. C’est ainsi que s’achève l’écoute affective. C’est ainsi que les abysses s’effacent comme le reste. C’est ainsi que je vous invite à rejoindre ce monde de prime abord terrifique mais qui au bout du voyage s’avère être inoubliable. Pour ma part, je ne désire qu’une seule chose : Y replonger ad vitam æternam.
Album dans les bonnes échoppes près de chez vous (sortie le 7 Août 2015 chez Sargent House)