[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l y a toujours cet instant furtif qui vient se poser à la fin de l’écoute attentive d’une œuvre qui nous transporte, ce moment suspendu où le silence laisse résonner une pelletée de qualificatifs. Élève précoce dans l’art de dérouter la musique country attachée à sa fibre paternelle, Chelsea Wolfe décline dès l’âge de 9 ans ses premières compositions.
De manière plus officielle, c’est The Grime and the Glow qui viendra ouvrir son bal des vampires dès 2010, suivi de près par Ἀποκάλυψις, lui valant déjà quelques papiers bien trempés et une apparition discrète sous un voile en dentelle lors de l’édition 2011 de la Route du Rock. L’artiste, à cette époque, déroutait déjà le spectateur non averti du fait de cette ambivalence jouant entre des humeurs angoissées et une évidente dextérité de soprano, prouvant ainsi de manière terrifiante qu’il n’était pas inconcevable de concilier une noirceur folk à la splendeur de ses vocalises.
L’alchimie se fera de la plus significative des manières par le biais de l’univoque et sensationnel Pain Is Beauty, second opus sorti chez Sargent House (après la compilation Unknown Rooms: A Collection of Acoustic Songs). En 2013, le balancement oscillant de la tristesse à la beauté est proprement avancé comme étendard, offrant une suggestion « gothique » bien plus stylisée que caricaturale. Chelsea Wolfe s’affirmait comme l’incantatrice sans sourire d’une odyssée mystico-lugubre.
L’interprétation sera bien encore plus lourde avec Abyss, énorme vertige délivré en 2015 avec ses mélodies aériennes et maladives, ses rythmes martelés, et un chant qui inquiète et captive à la fois. Je pensais alors que l’intéressée ne pourrait pas remonter à la surface avec autant de férocité, et je me trompais fortement puisque l’année 2017 nous comblait d’un saisissant Hiss Spun, LP brûlant de mille feux, outre une armada de drones étouffants. Un disque qui nécessita une appréhension physique pour en apprécier la haute teneur incendiaire.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D[/mks_dropcap]e ces cendres, l’Américaine vient de forger une suite pour le moins inattendue. Bien plus qu’un retour en arrière, Birth of Violence offre une véritable relecture de la matière empilée. Le nouvel album posé sur l’autel des lamentations se révèle un saisissant amalgame entre la profondeur déjà bien ancrée des débuts et une indéniable capacité à donner du relief au propos, grâce notamment à une maîtrise de plus en plus adroite de l’environnement sonore. L’expérience est accrue mais ne dilue pas l’esprit, bien au contraire, elle vient le magnifier de sa noble parure !
Loin de n’être qu’un revival dark-folk, ce sixième long format officiel vient relever un épatant talent de synthétisation des affres et, par ricochet, offre aux auditeurs ébahis un nuancier virant du gris clair au gris sombre selon la proportion de lumière (ou de froideur) versée dans la fiole.
Au commencement de Birth of Violence, le souffle nouveau grince puis traîne en longueur alors que l’espace parait faiblement éclairé à la bougie. Dès les premiers battements, la voix est admirablement mise en avant. C’est une éloquence enfin assumée qui vient caresser notre ouïe. The Mother Road défile et c’est la perception de frottements sur la peau d’une batterie, sur le manche, les cordes qui mènent à cet embrasement mesuré, nous conviant à l’immersion dans une pénombre à l’intensité décuplée. Chelsea Wolfe n’a jamais été aussi audible alors même que les décibels fléchissent en une sourdine non dépourvue de courbes.
À l’évidence, l’intrigue s’éparpille au cœur d’une traînée de poudre aux effets fignolés par un bouleversant come back acoustique. Les réverbérations s’exposent pour le confort d’un chant endossant une largesse d’octaves allant du crescendo d’une voix de tête à la chaleur capiteuse d’un timbre plus grave. Chelsea Wolfe réussit grâce à ses délices nocturnes à extérioriser sa sensibilité parfois souffreteuse pour l’ennoblir d’une optimisation orchestrale remarquable.
Dans une interview accordée au webzine Consequence of Sound, l’artiste revient sur l’esprit même de son nouveau projet, partant du postulat d’une société qui considère les femmes comme des êtres trop émotifs : « Birth of Violence, c’est une manière de réclamer le pouvoir, cette idée est très liée à la couverture de l’album, qui se trouve être un clin d’œil à Jeanne d’Arc. Il s’agit de défendre quelque chose, qu’il s’agisse de votre art ou de votre vision en tant que femme. Avant Hiss Spun, je sentais que j’écrivais et que je vivais la musique d’une manière très androgyne. Quand j’ai passé le cap de la trentaine, il y a eu un déclic en moi et je me suis senti lié au fait d’être une femme à part entière avec le désir d’explorer davantage cet état physique. Cette prise de conscience se retrouve dans Hiss Spun et encore plus dans Birth of Violence. Il s’agit de naviguer dans le monde en tant que femme. Lorsque j’ai commencé à écrire, j’ai eu une vision de ce personnage Victorien perçu comme une jeune fille mais qui souhaitait ardemment être une guerrière. Il s’agit d’équilibrer cette énergie douce et forte »
Expression parfaite de cette complexité existentielle avec Deranged For Rock & Roll, une des pistes les plus abouties de l’album, marquant un retour à des velléités plus rugueuses, un souffle âpre qui s’exerce au travers d’un leitmotiv certes ensorcelé, mais qui ne réfute à aucun moment sa part de charme radioactif.
De manière générale, les harmonies sont soignées et forment une lancinance pleine de majesté. Les mouvements viennent alors s’élever dans une forme de transe progressive, où les lueurs tamisées s’épaississent de manière soudaine, tel un énième rappel à l’ordre… (Be All Things)
On notera également Little Grave et ses arpèges larmoyants venu se hisser au niveau d’un chant dont la fragilité est un refuge terriblement exquis. Preface to a Dream Play laissera quant à lui son piano, qu’on imagine tiré tout droit d’un thriller, maquiller la scène de sa grandiloquence dramatique, les vibrations naissantes y plongeant comme dans un reflet flou. Au final, la captation d’une pluie d’orage (Storm) laissera pour point d’orgue l’entrevue de portes nous conduisant vers un silence plein de sens. La bande s’est éteinte mais le goût restera longuement en bouche, le raffinement au rendez-vous perdure pour l’une de plus belles réussites du millésime. Un véritable joyau d’écriture impliquée, arrangements fins, production dépouillée et interprétation vivante. Une matière brute, à présent taillée comme un diamant.
Chelsea Wolfe – Birth of Violence
disponible chez Sargent House le 13/09/2019.
Site Officiel – Facebook – Sargent House