LA CHRONIQUE
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[dropcap]T[/dropcap]imothée Gérardin est déjà l’auteur chez Playlist Society d’un ouvrage intitulé Christopher Nolan, la possibilité d’un monde, sorti en 2018. Cette année, il nous propose de nous pencher sur un sujet à première vue très « pointu » : le miracle au cinéma. Il a intitulé son nouveau livre Cinémiracles, du nom d’un format cinématographique né dans les années 50 et rival malheureux du Cinérama. L’émerveillement religieux à l’écran, voilà un sous-titre qui pourrait faire redouter un contenu érudit mais austère. Erreur : comme on va le voir dans l’interview, le sujet nous promène dans toute l’histoire du cinéma, de Méliès à Aronofsky, et nous incite à faire ressurgir de nos mémoires des scènes que nous n’avons pas oubliées, ressuscitant ainsi en nous la capacité d’émerveillement des enfants que nous avons été.
Érudit sans aucune cuistrerie, le livre est aussi un formidable cheval ailé sur lequel nous survolons l’histoire du cinéma avec un regard neuf et fécond. Comme tous les bons essais sur le cinéma, Cinémiracles est un livre derrière lequel on discerne un travail de recherche et de documentation remarquable que l’auteur nous offre sans ostentation. Précieux cadeau en ces temps étranges, qui nous invite à retrouver la fraîcheur de notre étonnement enfantin. Ça n’est pas négligeable. Merci à Timothée Gérardin d’avoir pris le temps de répondre à nos questions et de dévoiler pour nous une partie des coulisses de ce livre.
L’INTERVIEW
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Vous devez être sur les dents, avec la sortie de Tenet, le dernier Christopher Nolan.
Oui, effectivement. J’ai écrit des critiques pour deux sites, même si je ne suis pas sûr d’avoir tout bien compris ! D’ailleurs j’ai hâte de retourner le voir dans quelques jours. Je suis de ceux qui pensent que l’absence de compréhension n’empêche pas d’apprécier un film !
Par rapport à ce que vous avez écrit sur Christopher Nolan dans votre précédent ouvrage, qu’est-ce que Tenet apporte, à votre avis ?
J’ai eu l’impression que c’était l’aboutissement de sa filmographie, qui présente plusieurs tendances qui peuvent soit se contredire, soit converger. Il n’a plus rien à prouver, et il a fait un film plaisir. Tenet ressemble à ce qu’il a pu faire sur un James Bond : espionnage, fin du monde, complexité. Je pense qu’il a voulu aller au bout du concept : c’est un film qui fait plus appel à l’intuition qu’à la réflexion. Comme avec Inception, nous sommes sur un concept très spécifique qu’il déroule jusqu’au bout. Mais alors qu’avec Inception on trouvait une mécanique parfaitement huilée, avec un temps très clair pour le spectateur pour peu qu’il soit attentif aux signaux, avec Tenet, Nolan est plus « débridé » ! En termes de références, c’est vrai qu’on pense beaucoup à James Bond, mais curieusement je n’ai pas trouvé dans Tenet tant de références que cela. Le critique du Guardian pense à Zabriskie Point ou à Point Blank, je ne suis pas sûr qu’il faille aller jusque-là… Ce qui me frappe dans les récentes interviews de Nolan, c’est qu’il parle sans cesse de l’idée d’expérience : il recherche une expérience du cinéma qu’il a eue enfant, quelque chose de pur et d’intuitif. Il y a une réplique qui revient souvent dans le film : « Don’t try to understand it, feel it. » Cela paraît un peu bateau, mais entendre cela dans un film de Nolan, c’est quand même assez révélateur.
Pour en venir à notre sujet du jour, vous parliez d’émerveillement, d’enfance. Est-ce que votre livre n’est pas principalement lié à cela ?
Oui, d’ailleurs, dans le prologue, je cite deux exemples de films où le rôle de spectateur devant un miracle est attribué à un enfant. Miracle sur la 34e rue de George Seaton (1947) et Marcelin, pain et vin de Ladislao Vajda (1955). Dans le premier, il s’agit du Père Noël qui apparaît dans la vie réelle, et seul l’enfant y croit, alors qu’il se trouve dans un univers d’adultes un peu cyniques pour qui Noël, c’est une fête commerciale. L’enfant va parvenir à imposer sa vision au monde des adultes. Dans Marcelin, il s’agit d’un orphelin recueilli qui, le jour où il va là où il n’a pas le droit d’aller, est témoin d’une apparition de Jésus qui va lui parler de sa mère. Là encore, le miracle passe par la vision d’un enfant. Dans Ordet de Dreyer (1955), la résurrection de la femme se fait sous le regard de l’enfant aussi, tout comme dans les Dix Commandements de Cecil B. de Mille (1956), où au moment du partage des eaux, c’est un enfant qui explique à un aveugle ce qu’il est en train de voir. Et bien sûr, on pense à Bernadette Soubirous et au film Le chant de Bernadette (Henry King, 1943) : dans ce miracle en noir et blanc, on a le sens des couleurs à travers le récit de Bernadette.
Comment avez-vous défini la notion de miracle par rapport à la religion et au mysticisme ?
Ça a été un de mes premiers soucis. Il y avait deux risques principaux : celui d’aller dans le merveilleux pur et simple et, du coup, de perdre la spécificité du miracle, et celui de tomber dans le registre de la métaphore. On parle souvent de miracle pour des événements qui n’en sont pas : un rebondissement, une révélation intime, une intrusion de merveilleux. Je risquais d’étendre sans fin mon sujet… Si tout est miraculeux, rien ne l’est. J’ai donc choisi des films où le miracle intervient comme une rupture dans un ordre naturel donné, et où il est interprétable comme un signe religieux. Il fallait que le contexte se prête à une interprétation religieuse. Cadre réaliste, localisé, notion de pacte de foi : voilà certains des éléments déterminants.
Vous faites allusion à André Bazin qui confronte la croyance du spectateur du cinéma à la croyance religieuse. Comment avez-vous fait la part des choses ?
Ce qui m’a mis sur le chemin, c’est le fait que dans le cinéma hollywoodien, on trouve un jeu sur la confusion entre les deux. C’est pourquoi on a eu tant de films sur des sujets religieux au moment des grandes évolutions techniques, dès le début. Méliès s’est penché sur des sujets religieux, les frères Lumière se sont intéressés au sujet religieux (la passion en particulier). La Tunique, de Henry Koster (1953), est le premier film en Cinémascope et c’est un film où il est question de la tunique miraculeuse du Christ. Je pense aussi à ce format, le Cinémiracle, concurrent du Cinérama. Le miracle représente le clou du spectacle : aboutissement religieux, aboutissement pour le spectateur. Le miracle autorise tous les superlatifs, comme ceux qu’on retrouve dans des films comme ceux de George Stevens (La plus grande histoire jamais contée – 1965). Les théories de Bazin font une analogie entre l’impression du visage du Christ sur le suaire de Turin et l’impression de l’image sur la pellicule.
Quand on parle de miracle, on parle de la religion chrétienne : du coup, on élimine d’un seul coup tout ce qui n’est pas occidental.
Oui, c’est en rapport avec le cadre du sujet. A la base, le miracle n’est pas un phénomène strictement chrétien, même s’il est moins spécifié dans les autres religions. D’ailleurs, ce qui dans la Bible est appelé prodige n’est pas nécessairement d’essence divine. On pense aussi à Simon le magicien, qui accomplit des « miracles » qui n’en sont pas : c’est un arnaqueur, en fait ! Mais de fait, je me suis centré sur des exemples occidentaux car c’est là que la thématique a été vraiment exploitée. J’ai trouvé peu d’exemples dans les autres traditions religieuses. Peut-être parce que dans celles-ci, il y a davantage de méfiance par rapport à l’incarnation divine. Cecil B. de Mille prend les Dix Commandements, un texte judaïque, et le christianise.
Parlons un peu technique. Est-ce que la technique qui progresse au triple galop n’est pas en train d’assujettir cette notion d’émerveillement ?
Il faut rappeler que la révolution technologique est elle-même à l’origine du cinéma. Le côté forain du cinéma est présent depuis l’origine. Ce qui est sûr, c’est que la facilité avec laquelle on peut recourir aux effets numériques a peut-être démonétisé la notion d’émerveillement au cinéma. C’est là que le miracle aurait un rôle à jouer. Mais j’ai trouvé peu d’exemples de films qui aient exploité ce lien. Dans ce contexte, le miracle, c’est ce qui saurait redonner du sens à ce foisonnement d’images. Le miracle présuppose un cadre réaliste, avec un véritable pacte de croyance ; l’émerveillement peut se détacher de ce fond pour embarquer le spectateur. Ce qui serait exactement l’inverse de cette démonétisation, et permettrait de retrouver le sens de l’émerveillement. J’ai d’ailleurs retrouvé des occurrences qui se rapprochent de cette notion dans certaines séries : The Young Pope par exemple, ou encore The Good Place, où on considère le monde ordinaire du point de vue de l’au-delà. Je pense aussi à Miracle Workers, qui met en scène des personnes qui travaillent pour Dieu, depuis l’au-delà, donnant des coups de pouce aux humains grâce aux miracles. Le miracle est donc un moteur de narration puisqu’il joue sur la fiction, sur l’attente des spectateurs, et il permet de rebattre les cartes et de susciter des mystères, des rebondissements.
Que faites-vous avec Lars von Trier, et surtout les trois films de la trilogie, Breaking the Waves, Les Idiots et Dancer in the Dark ?
Dans Breaking the Waves, on a un exemple de miracle qui à la fois concerne les personnages et constitue une connivence entre le réalisateur et le spectateur. Intervention divine, et défi en forme de clin d’œil qui constitue une incroyable rupture de la narration.
Vous parlez du religieux, du bien et de son contraire, à travers Kurasawa principalement, et son Rashomon (1950)
Je me suis rendu compte au fur et à mesure de mes recherches que le miracle était très lié au mal, en religion comme en cinéma. La souffrance, le crime, l’aspect maléfique… Le bien surgit de la confrontation avec un mal initial. Souvent, dans les évangiles, on rencontre des personnages malades, qui souffrent. La résolution, le miracle, sont liés à la souffrance. Dans Sous le soleil de Satan de Pialat ou La Dernière tentation du Christ de Scorsese, il y a l’idée d’un chemin nécessaire de souffrance et de désespoir. Par ailleurs, on trouve souvent une analogie entre le crime et le miracle car dans les deux cas, il y a un mystère à élucider, puis un procès qui va établir soit la culpabilité, soit la sainteté. La nécessité du procès étant typiquement chrétienne.
Chez Kurosawa, tout est dualité : vrai ou faux, bien ou mal, innocence ou culpabilité ?
Oui, car dans ce film non seulement un crime est commis, mais derrière il y a la multiplicité des témoignages et des niveaux de narration qu’ils impliquent, qui sont le signe de la somme des médiocrités qui constituent le mal dans l’humanité. Le miracle est un peu particulier dans Rashomon, car ce sont les narrateurs du film qui entendent les cris d’un bébé. A l’issue d’un récit plein d’équivoques, les cris du bébé témoignent d’une présence toute simple, univoque. Dans le film Noé de Darren Aronofsky (2014), le personnage principal reçoit le message divin en songe, mais ces commandements sont mélangés à des souvenirs de péché originel. Ses songes lui demandent de tuer les nouveaux-nés de sa fille adoptive, et au moment où il est en présence des enfants, il comprend que ceux-ci a plus de valeur que tous les messages équivoques qu’il reçoit.
L’enfance, toujours, donc ! La boucle est bouclée. Quelques questions ponctuelles pour terminer, en commençant par la présence du Miraculé de Jean-Pierre Mocky (1987) dans votre livre.
Je voulais montrer qu’il y a une très grande diversité dans la manière de parler des miracles. Y compris dans le registre de la comédie, il reste de multiples façons de les aborder. La parodie n’est pas forcément contradictoire par rapport au miracle. Dans le cas de Mocky, on déconstruit la machination du sortilège. Une façon de voir les choses qui va à l’encontre de l’ordre naturel et raisonnable des choses : cela ouvre la possibilité de sortir du rationnel. C’est le cas de L’Ile de Pavel Lounguine (2006), avec ce personnage de fol-en-Christ. Dans cette comédie, le réalisateur tourne ses propres seconds rôles en dérision, et sa manière désaxée de voir les choses ouvre la possibilité du miracle. C’est encore une façon d’emmener le miracle ailleurs.
Nous n’avons pas encore parlé de Frank Capra ?
Oui, bien sûr. Un de ses films s’appelle même La Femme aux miracles (1931). Il s’inspire de l’histoire qui est à la base du film Elmer Gantry le charlatan de Richard Brooks (1960). Dans le film de Capra, il s’agit d’une femme qui devient l’égérie d’un prédicateur qui réalise de prétendus miracles dans des spectacles. Ce prédicateur est bien sûr un charlatan, et c’est une histoire d’amour entre cette femme et cet homme dont les prêches sont diffusés à la radio. Capra fait un parallèle entre le miracle et les ondes de la radio ; c’est aussi un très beau film d’amour. Il est tout à fait dans la même veine que d’autres films du même réalisateur, comme L’Homme de la rue (1941), avec des personnages issus de la classe populaire confrontés aux dérives possibles de la manipulation. C’est un film sur l’individu face aux masses, qui montre la possibilité d’un salut dans la conscience individuelle. Ce sujet du miracle, c’est un peu une éponge en fait. C’est très riche : cette thématique permet de déboucher sur de multiples sujets passionnants.
Et le surréalisme ?
Là encore, il est question de cinéastes qui s’approprient l’idée de miracle pour l’emmener vers autre chose. En gros, le surréalisme subvertit l’idée de miracle en lui prêtant ses propres caractéristiques : onirisme, subversion, iconoclasme. Ce côté iconoclaste ne contredit d’ailleurs pas le miracle, puisque le miracle, c’est du sacré qui fait intrusion dans la vie quotidienne des gens. Dans le cas des surréalistes, il s’agit d’une déstructuration du miracle: dans Théorème de Pasolini (1968), il s’agit de l’alliage entre l’apparition et la sexualité ; dans La Voie lactée de Bunuel (1969), il s’agit de l’exploration de toutes les hérésies par les personnages du film. Dans ces films-là, on croit malgré tout au miracle, mais dans le cadre surréaliste.
Avec une approche plus politique ?
En tout cas, l’iconoclasme montre que derrière chaque convention, il y a une personne qui établit la convention. Dans La Voie lactée, on voit parler un prêtre qui explique un dogme et la caméra de Bunuel est plus centrée sur les tics de langage du prêtre, comme s’il s’intéressait plus à la façon dont s’établit un discours de vérité autour du surnaturel qu’à la réalité ou non du surnaturel. On n’est pas dans la croyance crédule, mais dans la déstructuration, plus à l’écoute de ce que disent les miracles.
A l’issue de ce travail, comment votre vision du cinéma s’est-elle modifiée ?
Je suis plus attentif aux préjugés de croyance, aux différents pactes de foi. C’est quelque chose que j’ai beaucoup regardé. Je suis également plus sensible aux différents registres du merveilleux. Et puis je reçois beaucoup de messages de personnes qui me signalent telle ou telle occurrence de miracle au cinéma ou dans une série. Mais cela n’a pas fondamentalement changé ma vision du cinéma. J’ai aussi découvert un certain nombre d’écrits de pionniers de la cinéphilie, sur lesquels j’aimerais prendre le temps de me pencher.
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Cinémiracles, l’émerveillement religieux à l’écran de Timothée Gérardin
Playlist Society, août 2020
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