Clark… Est-il vraiment nécessaire de présenter cet artiste ? N’importe qui s’intéressant de prêt ou de loin à la musique électronique en a forcément entendu parler, et même sans être obligé de l’aimer, force est de constater que le bonhomme a du talent. On pourrait assez facilement le comparer à Aphex Twin, l’icône du label Warp, tant sa façon de composer change radicalement de ce qu’on a l’habitude de voir, et dans le fait que les deux portent dans leur cœur la musique aux tendances psychotiques. A ceci près que Clark, avant de sortir son chef d’œuvre, faisait office de second couteau pour son label, et même s’il avait de la personnalité, il n’avait jusque là rien révolutionné. Puis est sorti Body Riddle, le seul et unique, l’album phare de toute sa carrière, qui l’a projeté au devant de la scène, aux côtés d’Aphex Twin, de Squarepusher, de Boards of Canada, d’Autechre et de Plaid.
Les albums qui ont suivi étaient plus ou moins du même acabit, si bien que l’on a failli croire à un sans faute. Toujours en train de se renouveler tout en gardant une forte personnalité, Clark excellait dans l’art des compositions schizophrènes, dans l’art de cacher la beauté de sa musique sous un tas de décombres, de déconstruire des mélodies jusqu’au chaos, mais surtout, il avait su construire ses albums d’une façon si cohérente que l’on ne pouvait que crier au génie. Mais après le triptyque Body Riddle, Turning Dragon et Totems Flare, s’est amené une chose de plutôt étonnante : son nouvel album Iradelphic. Ça sonnait Clark, ça sentait Clark, mais quelque chose manquait. Clark allait mieux. C’est peut-être un peu cruel de reprocher à un artiste de se sentir bien, mais quand toute l’essence de sa musique repose sur le sentiment de désespoir qu’elle procure, on le préfère quand même en pleine dépression. Toujours est-il que son album, même si la production était excellente, sonnait banal, déjà vu, et avait clairement refroidi ceux qui attendaient qu’il sorte une nouvelle bombe. Après cette erreur a suivi un EP qui, sans être mauvais, était parfaitement oubliable (et oublié). Malgré une compilation de remix somme toute correcte (avec quand même de très bons morceaux), cela avait suffit à une partie de la critique pour annoncer son déclin et la fin de sa carrière, quand bien même la logique aurait voulu que celui-ci ait pu avoir une panne d’inspiration pour son LP, et que l’échec de son autre album puisse s’expliquer par le fait que le format EP ne lui convienne pas du tout. C’est donc sans préjugés foireux que nous allons nous attaquer à cet album.
Peut-être n’est-ce pas le meilleur chemin à emprunter pour chroniquer tous les artistes, mais en ce qui concerne Clark, du fait de sa capacité de construction d’albums cohérents dans leur entièreté, il convient de décortiquer tous les morceaux un par un.
Son nouveau LP s’ouvre sur la track Ship is flooding , qui sert plus d’intro que de réel morceau complet. Cependant, en tant que premier contact, elle n’est pas anodine. Elle permettra en tout cas de remettre ceux qui disent qu’il a perdu son âme torturée à leur place. On ouvre sur une espèce de bruit de fond un peu inquiétant, pour faire s’ensuivre une panoplie de synthés bien crades et poussiéreux, un seul jouant vraiment une mélodie, pour faire monter le tout en puissance en 30 secondes puis le faire retomber. Aucune rythmique, un morceau d’à peine plus d’une minute, et on sait déjà qu’on à retrouvé le bon vieux Clark. Il se dégage de cette intro quelque chose de presque Mondkopfien, et quand on sait à quel point l’un s’est inspiré de l’autre, on se dit qu’il est bel et bien de retour.
Vient ensuite le premier vrai track de l’album : Winter Linn. D’entrée, on te pose un bon gros beat bien lourd, lent et très régulier, réglé comme un métronome du début à la fin. Dessus viendront se placer toutes sortes d’agréments au fur et à mesure des ruptures du morceau, d’abord, un synthé bien discret en arrière plan, qui prendra son élan et pour s’élancer au premier plan en tant que thème dominant, puis on laissera le beat seul avec quelque chose de beaucoup moins beau et mélodique, pour enchaîner par une seconde rupture où la belle musique reprend sa place, en finissant avec un tabassage en règle de tout ce qui a été développé comme mélodie dans le morceau. Là où le track est fort, c’est qu’il présente plus ou moins tout ce qui va composer l’album : une bonne grosse techno bien lourde et bandante à la Turning Dragon, en perpétuel combat avec de belles mélodies soignées, luttant pour leur survie au sein de l’album. Ajoutez ici les métaphores que vous souhaitez, elles marchent toutes.
À la suite s’insère Unfurla, premier morceau dévoilé au public. Par rapport à Winter Linn, le beat est accéléré, mais son impact amoindri. La mélodie, elle, est présente de façon plus cohérente, et finalement, on obtient un track qui, malgré quelques ruptures bien cradingues (notamment vers le milieu), reste stable et offre une sensation de musique entraînante, agréable à écouter, avec un côté un peu dance. Bien sûr, on est toujours sur en terrain connu, on n’oublie pas d’être un peu flippant et déprimant par-ci par-là, mais on reste bien loin d’un Suns of Temper. Elle permet en tout cas de s’immerger dans l’album en proposant quelque chose d’agréable à l’oreille tout en gardant les caractéristiques de ce qui fait sa musique. Car de toutes celles présentes dans l’album, il s’agit certainement de la plus équilibrée, la plus classique.
Strenght Through Fragility, le morceau à suivre, se compose d’une suite d’arpèges au piano, assez simples mais sacrément efficaces, sur le fond d’un beat qui continue ce qu’il a entamé sur les deux tracks précédents, en se faisant toujours plus rapides et plus discrets, et d’un espèce de bruit assez sombre, qui se ramènera au premier plan en même temps que le beat mourra. Il se dégage de ce track un sentiment de beauté pure, une force mélodique imposante, couplée à une certaine impression de désespoir, que tout est partie ou mort, à l’impression d’être seul à contempler un monde dévasté. Bref, du bon Clark, assez proche d’un Night Knucles dans l’esprit
Dans Sodium Trimmers, on ressuscite le rythme mort précédemment en lui rendant son impact de Winter Linn, mais en lui laissant la rapidité qu’il a acquis de Strenght Through Fragility, pour composer un track où la mélodie ne sera présente que très succinctement : deux notes jouées de façons régulières dans la première partie, accompagnées de quelques synthés qui agonisent en arrière plan, et quelques voix dégueulasses qui font leur apparition dans la seconde partie. On retire complètement la beauté de Strength Through Fragility, ce qui, après un track de cette puissance, te fout bien au fond
S’ensuit Banjo, un morceau complètement cinglé à base d’instruments à cordes clarkisés par ordinateur (je vous laisse deviner lesquels), ultra répétitif, avec seulement un banjo laissé en roue libre pour essayer de calmer cette boucle sans fin. Donc, après t’avoir bien déprimé, on cherche à te rendre schizophrène en te martelant comme un fou la même boucle aux timbres irréels. Sympathique. Ce morceau servira plus ou moins de clôture à la première partie de l’album, qui sert à te mettre dans les conditions nécessaires pour réellement apprécier ce qui va suivre.
Car ici arrive l’un des grands moments de l’album, le duo de tracks Snowbird et The Grit In The Pearl. Le premier s’ouvre sur une voix angélique couplée à un rythme lent aux fréquences basses très prononcées, un mélange qui peut un peu surprendre, mais qui finalement s’avère très instinctif dans l’écoute, tant on a travaillé à te rendre schizo juste avant. Tout le track se fera dans cette optique, où on mélangera des synthés mondkopfiens à des solos de xylophones. Ça rappelle énormément le travail fait sur Body Riddle, notamment sur Herr Bar et Night Knucles. Sauf qu’ici, à la fin, c’est la belle mélodie qui l’emporte, pour à la suite ouvrir les portes à The Grit In The Pearl, chef d’œuvre de l’album (aux côtés de There’s A Distance In You). Ici, on déploie toute ce qui est possible pour faire monter la puissance de la beauté de Snowbird à son paroxysme : les synthés beau comme la mort qui s’envolent vers des fréquences super aiguës, la petite voix qui accompagne tranquillement la mélodie tout du long du morceau, l’autre voix réverbérée qui apparaît de temps à autre superposée à un synthé, le tout sur une mélodie entraînante… A la fin, c’est tellement beau que ça en explose, avec une outro proprement hallucinante qui marquera n’importe qui ayant des oreilles en état de fonctionnement.
On passera assez rapidement sur les trois prochains tracks, qui servent plus de transition vers la fin qu’autre chose, en faisant retomber la tension de The Grit In The Pearl pour la faire remonter pour la conclusion de l’album.
On va plutôt s’attaquer à ce qu’il y a de vraiment intéressant, le duo de fin There’s A Distance In You et Everlane. Putain ce qu’il est bon. On pourrait faire une chronique entière dessus. On commence, après une petite intro, en te présentant le thème principal sur un synthé très basique, innocent, sur un petit rythme plutôt agréable. Seul la nappe sonore en arrière plan inquiète un peu. Comme on connaît l’artiste on se doute bien que ça ne va pas durer longtemps, que ça va vite partir en sucette, mais on n’imagine pas à quel point. En effet, la mélodie et le rythme basique sont vite corrompus par le son qui porte sa signature, et finalement, ne survivent pas au choc et laissent place à tout autre chose, à un thème fait par un synthé au bord de la mort, avec un rythme fou, à des sonorités apocalyptiques. D’un autre côté, on entend bien le thème originel essayer de survivre dans le fond, mais jamais il n’arrive à s’imposer. Une fois l’orage passé, on retrouve ce thème, mais en plus mort, plus désespéré, corrompu par ce qu’il vient de subir, qui se change en espèce d’ambient à la Leyland Kirby, pour revenir faire un coucou à la toute fin, mais pas au premier plan. Oh, et si vous vous demandez pourquoi la mélodie qui traverse le track vous paraît si familière, c’est parce qu’on en entend une partie à la toute fin d’Unfurla. Preuve qu’il ne déconne pas avec la construction de ses albums. Puis vient Everlane, le coup final, qui continue dans l’ambient pour te chier un truc encore une fois d’une beauté absolue, comme si, malgré le sentiment de désespoir qui traverse l’album, Clark était resté optimiste. Et plutôt que de nous laisser en dépression, il nous laisse cette fois avec un sentiment de délivrance, une impression d’avoir vécu l’enfer mais d’en être sortis, pas indemne, c’est sûr, mais grandis, plus forts (c’est marrant comme quoi quand on lit cette phrase sortie de son contexte, on pourrait penser que l’on vient de chroniquer un album de merde et qu’on se fout de sa gueule)
Bon allez, assez vanté les mérites de l’album, il est temps de conclure. Clairement, Clark n’est pas mort. Il est même dans une sacrée forme, en témoigne la conclusion de son album qui rejoint ce qu’a pu faire BoC sur Tomorrow’s Harvest, Hecq sur Night Falls et lui même sur « Body Riddle » dans le panthéon des fins d’album réussies. En reprenant des éléments de ce qu’il a fait auparavant et en continuant d’innover, il nous offre encore une fois un sacré album, assurément l’un des albums de l’année, loin devant le truc que nous a pondu Aphex Twin, Syro. A tel point que l’on se demande si ce dernier n’en aurait pas fait exprès pour mettre Clark en avant, mais passons. En tout cas, Clark a Syro pour atout. Aucun doute qu’il est le digne successeur de l’IDM des années 90, tant aujourd’hui il réussit presque à atteindre le niveau de son meilleur album. Et on espère qu’il ne va pas s’arrêter là.
Sortie chez Warp le 3 novembre dernier et dispo chez tous les bons disquaires de France et de Navarre.
c’est fouillé c’est détaillé c’est passionnant … faut que j’écoute ce Clarky moi
trés belle chronique, vraiment passionnant à lire, j’écoute cet album et quelle claque! Je ne sais pas si c’est vraiment sombre, je trouve que c’est trés lumineux, claire, précis et organique…quand j’écoute ses musiques j’ai toujours l’image d’un objet immense et lourd qui tombe et qui n’atteint jamais le sol.