[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#de0909″]D[/mks_dropcap]éjà, quand un livre porte sur sa couverture, en guise d’accroche, le mot « Extraordinaire ! » signé Jonathan Coe, ça intrigue. Quand, en plus, la préface est signée du même, comment résister ?
Un auteur inconnu, une période intéressante, 1937, un contexte passionnant, celui d’un studio de cinéma anglais : autant d’arguments irrésistibles. Un auteur inconnu, et pour cause : ce roman sera le seul signé du pseudonyme d’Ernst Borneman, qui écrira plus tard d’autres fictions sous son propre nom, et notamment Tremolo, un inquiétant roman sur fond de jazz qui paraîtra dans la Série blême en 1951. Auteur de plusieurs scénarios pour le cinéma et la télévision, il écrira également de nombreux essais sur le jazz, puis se consacrera à partir des années 60 à des recherches sur la psychanalyse et la sexualité. Il se suicidera à l’âge de 80 ans dans sa dernière demeure, en Haute Autriche.
À elle seule, la biographie d’Ernst Borneman, réfugié en Angleterre après avoir fui l’Allemagne suite à l’arrivée au pouvoir des nazis, et rappelée par Jonathan Coe dans sa préface, constituerait la trame d’un roman passionnant. Avec cette première œuvre, Coupez !, on peut dire qu’Ernst Borneman, qui choisit comme nom de plume le même nom que son héros, fait à la fois la preuve de sa connaissance du roman policier, de sa maîtrise du genre et de sa conscience des enjeux qu’il porte en lui. Sans parler de sa maîtrise étonnante de la langue anglaise : n’oublions pas que Borneman est allemand et qu’au moment où il a été contraint de quitter Berlin, il était encore étudiant, donc très jeune : 19 ans. Dans sa préface, Jonathan Coe souligne d’ailleurs cette spécificité, et le fait que son usage particulier de la langue constitue l’un des charmes du roman, et probablement un défi de traduction supplémentaire.
Le roman commence par le meurtre d’une jeune actrice, Estella Lamare, retrouvée étranglée dans le bureau d’un des monteurs vedettes du studio, Robertson. Le héros, Cameron McCabe, est lui-même chef monteur dans le même studio. La veille du meurtre, Mr Bloom, producteur, est venu lui demander de couper du film sur lequel il travaille tous les plans où figure Estella Lamare, sans donner de raison valable. Or, le film tout entier est fondé sur le principe du triangle amoureux. Enlever une des femmes, c’est à proprement parler saboter le film… Bientôt, Cameron McCabe rencontrera l’enquêteur chargé de l’affaire, l’inspecteur Smith. Les deux hommes vont entamer un étrange ballet, se tourner autour, se provoquer, chacun courant, suivant ses propres logiques et ses propres méthodes, après une vérité qui s’obstine à leur échapper. À moins que…
À moins que : voilà une expression qui nous reviendra souvent en tête à la lecture de Coupez!, ce qui probablement, aurait ravi l’auteur ! C’est que nous sommes loin d’en avoir fini, du moins si on a eu la patience de tenir jusque-là. Il y aura une autre victime dans cette histoire, et, bien sûr, un autre coupable (ou le même). À moins que…
Cameron McCabe l’auteur et Cameron McCabe le personnage vont faire tourner le lecteur en bourrique jusqu’au bout. Mais en même temps, ils nous auront emmené avec eux dans le Londres de l’entre-deux guerres, dans les rues, les cabarets, de préférence nuitamment. Et ils le feront avec un talent évocateur certain, utilisant volontiers des citations musicales – blues et jazz en tête. Ils nous ouvriront aussi les portes des studios anglais, et nous montreront les arcanes du cinéma de l’époque, avec ce qu’il faut de détails pour aiguiser notre curiosité… McCabe, McCabe et Smith résoudront-ils les énigmes ? Ce serait mal les connaître…
Car à la moitié du livre, McCabe passe à autre chose. Enfin, à la suite, c’est-à-dire le procès. Et d’abord la captivité du présumé coupable. Là encore, McCabe et Smith vont poursuivre leur course et rivaliser d’intelligence et de duplicité. Jusqu’au bout. Jusqu’aux dernières phrases de McCabe : « Les choses importantes, dans les romans policiers, restent non dites, de toute façon. Bon, maintenant j’appelle Smith. » Vous pensez que c’est terminé ? Effectivement, on tourne la page, et on se retrouve face à un épilogue. Qui généralement, annonce la fin du livre. Grâce à une pirouette narrative, Cameron McCabe nous retourne encore une fois.
Car cet épilogue, c’est M. Müller qui nous le livre, sous la forme d’un message posthume accompagné du manuscrit du roman, reçu par Müller quelques heures après la mort de McCabe. Et là, patatras… Voilà que l’auteur coupe l’herbe sous le pied des critiques et chroniqueurs : sur près de 60 pages, McCabe-Borneman-Müller va disséquer son propre roman, discuter les éventuels reproches qu’on pourrait lui faire, remettre en cause l’essence même du roman policier, en battre en brèche les règles. Il dialoguera avec ses propres critiques posthumes, leur apportant les réponses qu’il leur réserve. Müller ira jusqu’à rencontrer une des protagonistes majeures de l’affaire, la belle et sulfureuse Maria Ray, qui lui révélera l’ultime vérité. À moins que… Cette partie se termine par une consciencieuse et fictive bibliographie des différents articles parus sur le roman.
Avant de refermer le livre, l’esprit embrumé, étourdi par les manigances de l’auteur, vous n’oublierez pas de lire la toute dernière partie intitulée « Dossier sur un auteur et un livre disparus, par les éditeurs. » Passionnante, cette postface retrace le chemin parcouru par ce roman porté disparu pendant plusieurs dizaines d’années, et retranscrit le verbatim d’une interview de l’auteur réalisée par Reinhold Aman, rédacteur en chef de la revue Maledicta (International Journal of Verbal Aggression), où l’on apprend, notamment, comment Borneman a travaillé avec Brecht, et où l’auteur se remémore de sa carrière d’auteur et de chercheur avec une intelligence et une acuité rares. Le livre se termine avec un échange de courriers liés à la redécouverte du roman.
« On dirait que je récolte la nostalgie comme d’autres reliques récoltent la poussière« , écrit Ernst Borneman à l’orée de 1981…
Coupez ! de Cameron McCabe
traduit par Héloïse Esquié, Sonatine éditions.