[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#991e00″]Q[/mks_dropcap]uidam éditeur réalise en ce moment un travail de réédition d’un auteur salvadorien trop peu connu en France : Rafael Menjivar Ochoa. Il est pourtant incontournable dans la littérature d’Amérique centrale de la fin du XXe siècle et du début XXIe. Disparu trop tôt en 2011 des suites d’un cancer, il a écrit une vingtaine de livres et s’est évertué à faire exister la place de la littérature dans son pays en créant par exemple la Maison de l’écrivain à San Salvador.
En France, ce sont les éditions Cénomane (qui ont depuis cessé leurs activités) qui l’ont tout d’abord remarqué grâce à son traducteur, Thierry Davo. Pascal Arnaud, fondateur de Quidam éditeur, a voulu reprendre le travail de cet auteur en publiant la trilogie mexicaine De certaines façons de mourir de Rafael Menjivar Ochoa. En débutant ce travail par la publication d’un inédit Le directeur n’aime pas les cadavres, il a relancé l’intérêt que chaque lecteur pourra porter à cet écrivain. En mars dernier, il a republié Ma voix est un mensonge, le tout premier roman de la trilogie, paru jadis sous le titre Les années flétries.
Deux romans noirs qui, par leur efficacité mêlée à un sens du détail, propulsent la fiction dans une sphère obsessionnelle que l’auteur transmet sans mal. Reprenant les codes du polar, Ochoa use de thématiques simples mais entêtantes. La mort omniprésente dans Le directeur n’aime pas les cadavres donne un côté shakespearien au texte tandis que Ma voix est un mensonge fait résonner une voix singulière destinée à nous perdre.
Pour mieux comprendre ce travail de réédition, j’ai interrogé Thierry Davo (traducteur de Rafael Menjivar Ochoa) et Pascal Arnaud qui nous en disent un peu plus sur cet auteur et cette « trilogie mexicaine » en cinq volumes.
Comment avez-vous découvert Rafael Menjivar Ochoa ?
Thierry Davo : Ma réponse va être aussi simple que la question : j’ai découvert RMO (Initiale de Rafael Menjivar Ochoa ndlr) en feuilletant, puis en achetant un de ses romans dans une librairie au Costa Rica, en 1986.
Thierry, comment s’est passé la transition entre le lecteur d’Ochoa et le traducteur en français que vous êtes devenu ?
Thierry Davo : Le roman était court et constitué de collages, il m’a semblé que pour un premier essai de traduction c’était à ma portée. J’ai su ensuite que RMO l’avait lui aussi écrit comme cela pour les mêmes raisons : tester, à l’âge de 20 ans, ses capacités à écrire un roman, alors qu’il n’avait encore publié que quelques nouvelles.
Vous avez donc rencontré Rafael Menjivar Ochoa. Dans quelle circonstance s’est passée la rencontre ?
Thierry Davo : J’ai contacté RMO. Nous avons eu, à partir de juin 1986, une relation épistolaire qui, de lettre en lettre, nous a permis de nous découvrir de nombreux centres d’intérêt communs et des sens de l’humour assez proches. Nous avions de plus le même âge ou presque, je travaillais à ce qui était ma première traduction, celle de son premier roman. Il était donc normal que nous ayons un jour envie de nous rencontrer. J’ai profité des congés de fin d’année pour aller le voir, à Mexico.
Avant de continuer plus précisément sur cette « trilogie mexicaine », je voudrais savoir comment vous Pascal Arnaud avez découvert cet auteur et qu’est-ce qui vous a donné envie de continuer le travail des éditions Cénomane ?
Pascal Arnaud : J’ai découvert Ochoa au Pouliguen grâce à Alain Mala des éditions Cénomane, qui pensait, à juste titre, que cet univers me plairait. Il n’avait pas tort, j’ai été subjugué. Ce qui m’a donné envie de continuer le travail d’Alain, c’est de voir le gâchis que représentait la fermeture de sa maison. Si j’avais pu, j’aurais repris le catalogue. J’ai dû faire un choix. J’aimais Ochoa et deux titres étaient inédits. La décision a été plus facile à prendre. Et travailler avec Thierry Davo, son découvreur, que je ne connaissais pas, m’intéressait. Et comme on s’est immédiatement bien entendu… les choses ont vite avancé.
Parlons maintenant de cette « trilogie mexicaine », elle s’inscrit dans le genre du polar mais prend également pour thématique un fait réel qui s’est produit au Mexique. Pouvez-vous nous en parler ?
Thierry Davo : La “trilogie” mexicaine n’a pas pour point de départ un fait s’étant concrètement produit, il s’agit de “5 variations” (n’oublions pas qu’avant d’être écrivain, RMO était musicien) sur la corruption, au Mexique en l’occurrence, lorsqu’elle atteint et imprègne tous les milieux. RMO pensait qu’on n’avait connaissance que d’une toute petite “lucarne” de réalité. Il a donc monté cette histoire, racontée par 5 témoins/acteurs différents. Pourquoi 5 ? Sans doute parce que le pentagone est la seule figure géométrique n’offrant aucun angle mort, la seule permettant de tout voir.
Le polar, ou le roman noir, sont devenus très à la mode depuis quelques décennies, et si certains auteurs qui nous avaient habitués à d’autres genres s’en emparent, c’est en raison de son efficacité narrative et puis, surtout, parce que cela permet de pénétrer très loin dans les détails de la société.
Si cette histoire est totalement inventée, on sent à la lecture de ces livres que l’auteur est imprégné par la réalité politique du Mexique et plus largement de l’Amérique centrale. Comment l’expliquez-vous ?
Pascal Arnaud : Ce qu’il y a d’intéressant dans la situation d’Ochoa, c’est qu’il est réfugié au Mexique à cause de la guerre civile au Salvador, et à un moment donné, en s’emparant des techniques du roman noir, à mon avis, c’est peut-être aussi une manière de se libérer d’un carcan idéologique tout en donnant à « penser » des atmosphères, qui valent autant pour le Mexique que pour le Salvador qu’il a dû fuir. Il a un bagage politique, et sa maîtrise de la dialectique du pouvoir fait qu’il en déploie les arcanes, avec un art de l’ellipse incroyable. L’intrigue est à l’os. Ses « climats », il nous met le nez dedans, grâce à quelques personnages plantés, croqués sur le vif à travers des riens, qui résument parfois des vies, et qui vont être dans son pentagone tantôt principaux, tantôt secondaires. Ça donne l’éclairage d’ensemble d’une tragi-comédie qu’on peut prendre par n’importe quel versant. Et le petit plus, à mes yeux, c’est l’humour ravageur qui surplombe le tout.
Thierry Davo : RMO, décédé à l’âge de 52 ans, a vécu 26 ans au Mexique : c’est la moitié de sa vie, la presque totalité de sa vie d’adulte. Arrivé au Mexique adolescent, c’est là qu’il est devenu adulte, qu’il a appris ses métiers (écrivain, journaliste, musicien – le journalisme le confrontant avec la réalité directe du pays). Par certains aspects, il était même devenu plus mexicain que salvadorien.
Quant à l’imprégnation politique, elle vient de deux choses. Ypouy d’abord, Ochoa est arrivé un moment où, au Salvador, la situation était devenue telle qu’on ne pouvait plus ne pas s’engager (Castellanos Moya l’explique dans une conférence). Ensuite, le père de RMO, brillant économiste salvadorien, et que son fils admirait beaucoup (et c’était réciproque) était en première ligne. Recteur de l’Université de San Salvador, il y avait instauré l’équivalent de notre CNOUS, afin de permettre à des étudiants pauvres d’étudier quand même (lui-même était devenu un grand économiste en étudiant la nuit tout en étant chauffeur de bus le jour). Inutile de dire que lorsque l’armée a pris d’assaut le campus universitaire, en 1972, pour le transformer en camp de concentration, le père de Rafael a été le premier à être emprisonné, puis envoyé en exil. Il a joué un rôle important dans le règlement de la guerre dite “civile” qui alors ravageait toute l’Amérique Centrale.
Rafael Menjivar Ochoa a été très marqué par ce père. Adolescent, il a fait ses premiers pas dans le journalisme comme rédacteur de tracts et d’articles au sein du service de communication de la guérilla salvadorienne, qui avait sa base arrière au Mexique. Il en est très vite parti, pour cause de dogmatisme, mais le pied était mis à l’étrier….. RMO était un très grand journaliste.
Pascal Arnaud, comment expliquez-vous que ce soit le plus souvent des « petits » éditeurs qui republient des auteurs qui semblaient peu à peu tomber dans l’oubli comme pour Ochoa ? Y a-t-il plus d’engagements dans les « petites » maisons d’éditions ou une certaine apathie dans les grandes maisons d’éditions ?
Pascal Arnaud : Pour Ochoa, outre les romans noirs, j’aime l’œuvre dans son ensemble, ce style hors pair ! Alors l’oublier, certainement pas. Savoir que c’est un ami qui l’a publié a facilité la reprise. Je vois ça aussi comme le relais d’un travail qui aurait dû être mieux pris en compte. On peut voir ça comme une forme d’engagement. Je n’ai rien à dire sur les grandes maisons et leur fonctionnement. Reste qu’il y a aussi dans ces structures des personnes qui se battent pour des auteurs, même quand le cadre est étouffant. Au fond, il est question de cristallisation, et d’avoir la volonté de faire que les choses existent.