AVERTISSEMENT
Mon imagination est une source de colle, confiait Léon Bloy, et l’auteur des pages qui suivent pourrait faire sien cet aveu. Pour conduire et endiabler ses récits, il compte sur les accélérations délirantes que favorise son goût du discours logique poussé jusqu’à ses ultimes conséquences et conclusions, bien au-delà donc de celles auxquelles, avec sagesse, avec prudence, s’arrête la raison. Mais il lui faut un prétexte pour commencer ; n’importe lequel ; la qualité première d’un prétexte est d’être indifférent.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]P[/mks_dropcap]artant du principe – il faut bien un début et partir d’un principe paraît toujours raisonnable surtout si, par la suite, l’objet du discours est de démolir ce principe, de le réduire en charpie, le piétiner rageusement – que le premier livre que je t’ai conseillé est celui-ci et que tu m’en as remercié en m’offrant un texto dont les frais d’envoi sont inclus dans ton abonnement téléphonique, et qu’il est ici, dans ma chambre, devenu coutume de parlementer sur les ouvrages qui me lient aux gens que j’aime, et parfois de discourir d’avantage sur les gens que j’aime que sur les susmentionnés livres, j’en viens donc par la force des choses à exposer ici les diverses façons d’offrir et de recevoir, ou plus précisément, d’offrir et de recevoir l’accusé réception relatif à l’offrande. Le contenu du livre – une sombre histoire de gratin de chou-fleur, de truite aux amandes, de fourmi voyageuse – importe peu dans l’exposé que j’aimerais faire ci-après. Il ne me paraît pas nécessaire non plus de parler de toi, de moi, ou de notre rencontre, par l’intermédiaire d’une tierce personne, dans un bar que je fréquente régulièrement, un soir où nous avons discuté littérature, surtout de la tienne car tu t’apprêtais à publier un livre dont il était chaudement recommandé par notre ami commun que je me plongeasse dedans, comme on peut dire du mouvement que font deux mains et bras en déplaçant la couverture d’un livre de la droite vers la gauche afin d’en dévoiler la première page puis, celle-ci lue, de déplacer la première page vers la gauche afin d’en lire les suivantes et ainsi de suite jusqu’à la fin de l’ouvrage qui se présente par l’impossibilité de tourner – oui, on dit tourner, comme pour une roue, alors que la page ronde n’a pas été jugée pertinente par le consortium mondial des imprimeurs – une nouvelle page. Tout comme il me semble inutile de parler de l’intrigue de ton roman puisque là n’est pas la question, d’autant plus que mon lecteur aimerait ne pas être perturbé par des prénoms – Mathilde, Jérôme, Louis – qui jusqu’à présent n’ont pas été utiles pour la bonne compréhension du récit. Maintenant que me revient à l’esprit le déroulé précis bien qu’abstrait par endroits de notre rencontre, et ce moment particulier où, digne de confiance, tu me demandas un conseil de lecture, aucun doute n’est permis sur le fait que je ne t’ai jamais offert le livre dont il fut question, il serait donc absolument malhonnête de tenter de discourir ou d’analyser une situation dans laquelle on aimerait comprendre et saisir les enjeux qui se cachent derrière, je cite, les diverses façons d’offrir et de recevoir. C’est pourquoi je m’en abstiendrai.
Je fais de ma vie un chef d’oeuvre. Ou bien je fais des chefs d’oeuvre ma vie. Mort à la poésie. Ou bien poésie à la mort. On en reparle.
À demain.
L’auteur et moi, d’Éric Chevillard, aux Éditions de Minuit.