Le 26 mai 2022, Andrew Fletcher disparaissait, laissant Depeche Mode à la veille de l’enregistrement d’un quinzième album studio. Outre la tristesse provoquée par l’annonce du décès, les fans du groupe se demandaient si l’aventure entamée il y a plus de 40 ans pourrait bien se poursuivre. Le 4 octobre 2022, Martin Gore et Dave Gahan mettaient fin aux rumeurs et informaient le grand public de la sortie de Memento Mori ainsi que de la tenue d’une future tournée planétaire. Il était évident pour le désormais duo qu’il fallait continuer malgré l’absence douloureuse de leur compère et ami, celui que tous appelaient Fletch.
Forcément, sorti de ce contexte, il devient difficile de ne pas appréhender la nouvelle œuvre au titre de l’hommage rendu. Comme une prémonition, les textures de Memento Mori nous parviennent avec les vibrations sombres de l’ouverture. My Cosmos Is Mine résonne dans sa dimension spatiale, tel un plaidoyer à l’encontre des jeux dangereux infligés à notre univers. « Don’t play with my world » ou la sagesse des mots contre les maux éprouvés.
De manière générale, le retour aux synthétiques développements est l’occasion de diffuser l’acidité des thématiques ici et là ressassées. Nous savons bien que l’influence de Kraftwerk est une évidence même si les anglais ont déversé de leurs claviers un peu moins de minimalisme pour plus de mélodies accrocheuses. Ghosts Again, premier single dévoilé, n’échappe pas à la règle. Blotti entre mélancolie et enjouement, l’entre-deux fascine et grise nos oreilles.
Notons, sur quelques compositions, la collaboration de Richard Butler (The Psychedelic Furs) qui vient ajouter une expérience particulièrement racée aux efforts fournis. Dave Gahan quant à lui n’a sans doute jamais chanté avec autant de maitrise et de sensibilité.
À travers le blues électronique, sa voix glisse comme une liqueur alcoolique à base de miel. Capable autant de force que d’émotion, le chanteur au redoutable parcours (dans tous les sens du terme) conforte mon sentiment que depuis le pas de côté en compagnie de Soulsavers, sa dimension de performeur scénique s’est affublée d’une crédibilité plus ample comme interprète, osant finesse ou âpreté vocale avec autant d’élégance.
La rugosité, nous la retrouvons avec les obsessions de My Favorite Stranger dont le contraste avec sa suivante est remarquablement agencé. Une fois encore, Martin Gore renoue avec le « titre du milieu » ou la ballade aux nappes intrigantes rappelant comme tant d’autres des inspirations aux lenteurs amères (Soul With Me).
La seconde partie du disque ne déroge pas à la veine assombrie de l’ensemble. De Caroline’s Monkey au déroulé étouffé en passant par l’ironique People Are Good marqué d’une marche robotique, énième triste piste malgré des battements qui enveloppent les contours brumeux… Tout ceci pour mener l’auditeur vers ce qui est à mon sens le point culminant du volume, le tempétueux Never Let Me Go appuyé d’un riff de guitare tranchant et cerclé d’un coup de rein brutal. L’approche y est métallique comme au bon souvenir des messes noires et autres préciosités destinées au bout du compte à l’ultra danse. Au bout de la piste, le point d’orgue de ce requiem sera saisissant, alpagué par de glacials effets avant qu’une montée de cordes ne disperse la matière d’un crescendo colossal.
Au final, ce sont douze nouvelles pièces qui s’imposent sur l’échiquier pour un résultat de haute tenue. Il sera encore difficile de jauger Memento Mori à la lueur d’une discographie quasiment parfaite. Dans la pénombre, on devine cependant un fantôme qui semble murmurer qu’il nous faut profiter de l’instant présent car nous sommes tous mourants. Fatalité effrayante ou source de jouissance, nos hôtes nous invitent à ce tiraillement avec le talent qui, une fois encore, les honore.
Depeche Mode · Memento Mori
Sony Music – 24/03/2023