[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]M[/mks_dropcap]aman Colonelle, c’est la colonelle de police Honorine, cheffe de la brigade contre les violences sexuelles et pour la protection de l’enfance. Dieudo Hamadi, la caméra braquée sur elle, suit sa mutation de Bukavu à Kisangani. Bukavu, nous informe le cinéaste congolais lors d’un débat au Cinéma du Réel, est « bien pire encore » que Kisangani. Depuis notre fauteuil, on ne saurait pas faire une réelle différence entre la petite fille violée de Bukavu et celle, maltraitée, de Kisangani.
Maman Colonelle elle-même n’a pas l’air d’en faire ; elle s’exécute sans broncher, avec une détermination pleine de sang froid, tenant les enfants par la main, et coffrant les responsables. Elle récupère les femmes les plus démunies et tente de construire avec elles un projet de vie pour les réinsérer dans la société. Elle leur trouve un toit et une activité, leur redonne confiance et dignité.
En somme, elle endosse toute seule les rôles qui, chez nous, seraient répartis entre policiers, juges, psychologues et éducateurs. Rien que ça.
Dieudo Hamadi, respectant les vœux d’un ami à qui le film est dédicacé, voulait dresser le portrait d’une figure de femme forte, de grande femme… la maman, bien sûr. Celle-ci se trouve d’autant plus exceptionnelle que le film, au tournage comme au montage, se focalise sur son action, sur les personnages auxquels elle fait face, sur ce qu’elle entend et voit, non sur ce qu’elle pense ou ressent. L’héroïne ne semble jamais travaillée par le doute ou le découragement, ce qui, vu l’ampleur et la dureté de la tâche, paraît improbable. C’est un parti pris fort de la part du réalisateur, qui nous laisse construire par nous-mêmes ces ressentis et ces questionnements.
Ce parti pris s’exprime au cadre, où l’on ne voit souvent de Maman Colonelle que son épaule, son dos ou son trois quart, rarement son visage, rarement de face, rarement de près. Le personnage s’efface presque dans celui de Dieudo Hamadi filmant, s’introduisant dans la dure réalité du terrain pour nous le montrer. Le film déplace ainsi subtilement le propos : on ne parle pas vraiment de la colonelle, au fond, on parle de la société congolaise. Le travail du cinéaste, comme celui de la colonelle, ne prend sens que face au réel de ce territoire. Dieudo Hamadi nous offre un cinéma géographique et anthropologique profondément ancré.
« À quoi sert le film ? » demandait quelqu’un lors du débat, sans doute travaillé par la passivité de sa position de spectateur. Il sert à construire un patrimoine visuel au Congo, répondait le cinéaste, à offrir au pays la possibilité de créer sa propre image, à permettre à la société d’établir sa propre représentation. Cette idée trouve dans le film un écho formidable avec la sorcellerie qui rongerait le corps et l’âme des enfants séquestrés, retrouvés battus et affamés.
Ces enfants ont en effet en commun d’être maltraités par des adultes qui, une fois accusés, sont secoués de crises, se roulent par terre dans le bureau de la police, ou bien expliquent leurs actions dans un discours au délire bien tenace. Crise, délire, déni… les dérives sociales semblent ici coïncider avec des mouvements psychotiques. Dans la psychose, c’est notamment l’image du corps qui est défaillante. L’idée du cinéaste qu’il existerait une faille, un manque dans l’image du corps social, prendrait ainsi tout son sens.
Il s’agit d’une défaillance de la représentation, qui s’accompagne en l’occurrence d’un refoulement collectif du traumatisme de la guerre des Six Jours [affrontement à Kisangani en l’an 2000 des armées rwandaises et ougandaises]. En donnant une parole et une visibilité aux victimes comme aux bourreaux, le rôle du film est alors bien le même que celui de Maman Colonelle, à savoir la prévention et la protection contre les violences, à travers la reconstruction d’une imagerie congolaise.
Et c’est bien sur cette note d’espoir qu’on applaudit leur travail.
Le festival Cinéma du Réel se déroule du 24 mars au 2 Avril à Paris