Hosanna au plus haut des cieux, Dødheimsgard sort d’un silence de huit années.
The Dø ? Non, non, vous avez bien lu, Dødheimsgard. Soit un des groupes les plus singuliers/barrés de ces deux dernières décennies qui se décide enfin à sortir de son silence en publiant ni plus ni moins un monument. Un de plus me direz-vous. Évidemment, à chaque fois qu’un chroniqueur écoute un disque chez Addict, il s’agit du meilleur album de la terre de l’univers de la galaxie du moment. Pas faux mais ici, en l’occurrence, A Umbra Omega n’est pas le meilleur album de toute la galaxie, loin s’en faut. Il est même tout sauf aimable, beau ou avenant. Au contraire. Il s’agirait…
Mais avant une chronique détaillée, petit retour sur Dødheimsgard , groupe particulier créé il y a plus de vingt ans.
Pour resituer le contexte, Dødheimsgard est un groupe Norvégien. Je ne sais si vous êtes au courant mais en Norvège dans les années 90, un courant guilleret et fort sympathique apparaît, emporté par de joyeux drilles et gai-lurons n’hésitant pas à faire preuve d’un sens de l’humour tout à fait particulier en brûlant des églises, tuant des potes, ou cuisinant des ragoûts façon antiTop-Chef. Ce courant, comme vous l’aurez capté, c’est le Black Metal. Et ses fiers représentants se nomment Mayhem, Emperor, Burzum, Darkthrone, etc… faisant parfois la « joie » des croque-morts ou infirmiers psy, « contents » d’avoir du boulot à vie avec de tels énergumènes.
Toujours est-il qu’en 1994, à Oslo, en pleine tourmente (un suicide, deux assassinats, plusieurs incendies d’église à l’actif du mouvement), trois Norvégiens décident de former un groupe de…Black Metal. Et, pour faire original, le nommer Le Domaine De La Mort (traduction littérale de Dødheimsgard donc)
Kronet Til Konge, premier album du trio sort en février 1995. Le groupe se compose de Vicotnik, Aldrhan, Fenriz (un des fondateurs des mythiques Darkthrone) et sort avec Kronet un album purement Black Metal, plutôt traditionnel, lorgnant vers Emperor. Bien foutu certes mais sans véritable ambition ni particularité, ne se démarquant pas trop du mouvement, remplissant correctement le cahier des charges pour qu’une suite soit donnée à ce premier essai.
En parallèle à Dødheimsgard , Vicotnik forme, avec Carl-Michael Eide et Skoll, Ved Buens Ende… et sort, fin 1995, Written In Waters, album d’une toute autre ambition et mètre-étalon du Metal d’Avant-Garde.
En 1995 toujours, Fenriz quitte le groupe pour s’en retourner définitivement chez Darkthrone. Le duo recrute Alver à la basse, en profite pour durcir le ton et accélérer le mouvement en flirtant avec le trash en 1996 sur un Monumental Possession au résultat quasi identique à Kronet. A savoir un disque efficace, bien foutu, ayant l’avantage d’être plus concis mais ne se démarquant pas de la concurrence. Bien qu’on y sente un frémissement d’emphase, de théâtralité que le groupe développera plus tard.
En intégrant quelques années plus tard Eide, Apollyon (Aura Noir) et Galder (Dimmu Borgir) au line-up de Dødheimsgard , Vicotnik envoie tout lourder et sort avec 666 International un des disques les plus impressionnants de 1999. C’est à une véritable révolution à laquelle on assiste, hébété. Exit le Trash, les blasts, le Black (enfin pas tout à fait), bienvenue aux pianos, aux machines, à l’indus et surtout au risque. Avec Vicotnik et Eide aux commandes, Dødheimsgard reprend l’esprit qui animait Ved Buens Ende…en 1995 en ajoutant une dose considérable de folie dans leur Black. Moralité : ça part dans tous les sens, c’est complètement arythmique et totalement éclaté, on passe du piano le plus doux à la tachycardie électro la plus affolante, les pace-makers s’emballent, les toy pianos copulent avec les guitares les plus hargneuses, les beats sont d’une lourdeur à faire passer le Mezzanine de Massive Attack pour du Left Banke. Bref, 666 a plus l’air d’un grand huit conduit par un Trent Reznor sous acides et trépané qu’à quelque chose de cohérent. Il n’empêche, outre l’aspect barré de la chose, sur près de 70 minutes et 66 morceaux, l’album impressionne et marque un tournant chez Dødheimsgard faisant montre d’une ambition inédite jusque là.
Le choc est si intense qu’entre 1999 et 2007, le groupe donnera peu de nouvelles, quelques titres sur une compilation (Moonfog 2000). Il entre en studio en 2003 pour donner une suite à 666, en ressort deux ans plus tard et finit par sortir Supervillain Outcast en 2007. Supervillain reprend le codes de 666 mais en y insufflant une cohérence, un semblant de normalité et en y virant les Beats électros (bref, retour d’un batteur). Pourtant, malgré ces éléments plus traditionnels, c’est un des albums les plus étranges du Black Metal actuel. Progressif et incluant beaucoup d’éléments électro, d’autres orientaux, des voix claires (all is not self, proche de Manes voire de Depeche Mode), des cuivres façon Tom Waits (Foe X Foe) voire même des morceaux a cappella (oui, vous avez bien lu), la musique de Dødheimsgard devient de plus en plus protéiforme et le groupe continue sa mue vers un Black Metal avant-gardiste, exigeant et très expérimental (d’un point de vue purement Metal oserai-je dire parce que le néophyte en musiques extrêmes pourrait bien y trouver son compte tant il regorge d’expérimentations s’approchant parfois de la pop ou du post-punk à la Killing Joke ). Toujours est-il que Dødheimsgard, sympa comme pas deux, mettra encore huit ans à sortir un nouvel album. Le temps de digérer Supervillain et se préparer à un A Umbra Omega dantesque.
Maintenant, posons comme postulat de départ que certains disques ne sont pas créés pour plaire à qui que ce soit (à part leurs auteurs), mais destinés à être des aventures, des dédales sans fin dans lesquels le pauvre gars qui pose le pied dedans est amené soit à se perdre, soit à en sortir épuisé, exsangue voire à ne pas aller jusqu’au terme. Des albums non pas créés pour être séduisants mais qui, par leur force, leur vision unique ainsi que leur caractère imprévisible, finissent par devenir fascinant. Posons donc ce postulat et entrons dans A Umbra, disque tellement extrême qu’il n’accepte aucun compromis et n’offre que deux possibilités à celui qui prendra le temps de s’y risquer : la répulsion ou la fascination.
Mais surtout pas l’ennui, pour une raison simple : il n’y a pas le temps, ni la place pour ça. Parce qu’entrer dans cette heure, autant façonnée par le Black Metal que modelée par la musique de Kurt Weill, c’est entrer en zone de turbulences, en accepter l’inconfort, les risques permanents, les coups de lattes et les rares moments de répit. Le programme peut paraître rébarbatif mais autant vous prévenir : quand un groupe de Black Metal Norvégien se propose de revisiter un siècle de musiques Freaks (le Black Metal certes mais également le Jazz, le Cabaret sauvage, le Folk ou encore le Blues) en un morceau (Aphelion Void) de façon si brillante et passionnante, force est de constater qu’on ne peut que déposer les armes. Bon, ok, comme je le disais plus haut, faut aimer les ruptures de ton, les voix dissonantes, les saxophones barrés. Être prêt aussi à passer en un clin d’œil des guitares saturées et dégueulasses à d’autres plus claires puis à celles, plus acérées, de Slint; d’un Blast et d’un riff bien tranchants à un Folk/Rock presque aérien façon Opeth quitte à faire un tour du côté du Space Rock voire du Psychedelic (et avant ça le Jazz) puis terminer par un Blues. Et vocalement parlant, outre les chants clairs et les traditionnelles voix gutturales, Aldrhan, de retour parmi le groupe donc, se prend pour un David Tibet en très grande forme (dans ce qu’il a de plus théâtral), mais aussi les Monthy Pythons et même Gollum avec des growls assez saisissants. Bref, arrivé au terme des quinze minutes de ce premier véritable morceau, vous ne savez plus où vous vous trouvez ni qui vous êtes. Vous avez juste l’impression d’avoir passé le quart d’heure précédent dans les pensées d’un Gollum en phase maniaque tant ça se barre dans tous les sens, d’avoir écouté une vingtaine de morceaux différents et la curieuse étrangeté que tout paraissait cohérent malgré tout. En gros, vous commencez à douter fortement de votre état mental et surtout de la santé de ceux qui ont commis ce morceau (et notamment le batteur).
Si The Aphelion Void posait les bases de l’album, les trois prochains morceaux vont en reprendre les idées mais en les développant de façon plus simple, plus posée. Accentuant ainsi le côté étrange, Freaks de leur musique, abandonnant peu à peu la violence brute au profit d’un Metal Atmosphérique tirant vers le Pagan . Si le départ de God Protocol Axiom est quasi identique à The Aphelion Void, le groupe se fait un plaisir/devoir d’être toujours imprévisible. Notamment avec des arrangements, par moment, incroyables (orgues fantomatique et saxophones surgis de nulle part ), un break atmosphérique et flippant au tiers du morceau, suivi d’un Pagan/Folk Metal avec des éléments de Field Recordings à la Negura Bunget qui se prolonge sur des cuivres ivres et s’achève enfin sur une montée post-rock du meilleur effet. Disons qu’en lieu et place des vingt morceaux présents sur le précédent, il n’y en a plus qu’un petite dizaine. Avec The Unlocking, l’épure continue et le morceau tend quant à lui de plus en plus vers une simple bipolarité alternant veine Neofolk façon Current 93 ( incluant piano et douceur, chant grandiloquent et chœurs graciles) et bouffées de violence dévastatrices. Architect Of Darkness, hormis son break speed et métallique vers les 9 mns, fait figure de pause et s’apparente à un morceau quasi normal avec un développement pas loin d’être linéaire. Progressif, presque lumineux et apaisé, oscillant entre Math Rock à la Slint et rock quasi acoustique, usant plus d’arpèges que de riffs, de voix claires, il développe de façon plus significative l’aspect Atmospherique voire Ethnique de leur musique (tutoyant l’excellence des passages pastorales du Negura Bunget, encore et toujours eux). Il conclut également sur une note plutôt inquiète (malgré le semblant d’apaisement) cette demi-heure où Dødheimsgard tente d’apprivoiser tant bien que mal ses pulsions, se rendre présentable en laissant entrer la lumière et renonçant presque à leur violence.
Mais l’apaisement est de courte durée; comme on dit : chassez le naturel… le groupe est peut-être parvenu à se contenir jusque là mais Blue Moon Duel va faire figure d’exutoire en reprenant la structure quelque peu anarchique de The Aphelion Void. A la différence près que Blue Moon conclut le disque : la violence revient mais alterne avec une certaine majesté. Il reprend les éléments disséminés dans les trois morceaux précédents, on y retrouve donc du Pagan, de l’Atmospherique, moins de Black mais avec les codes de The Aphelion Void. Ça paraît complétement déstructuré, toujours aussi fou, risqué, on a toujours cette impression d’écouter une quinzaine de morceaux dans le quart d’heure que dure Blue Moon mais s’ajoute à ça une beauté étrange sublimée par des arrangements toujours pertinents et étonnants (la trompette jazz sur le break à 5 mns, un violoncelle plus loin). Et le groupe a surtout la fabuleuse idée de conclure son disque au son d’un vieux piano déglingué suivi de quelque secondes de silence, soit à l’opposé exact de son introduction (à savoir une petite minute d’électro chétive, histoire de « rassurer » le fan de 666 ou Supervillain).
Ainsi Blue Moon Duel conclut-il de façon presque majestueuse un disque d’une rare ambition qui, malgré son aspect foutraque, est mûrement réfléchi et très conceptualisé. Dødheimsgard, avec A Umbra Omega, semble abandonner le côté provoc’ et ludique de leurs précédents opus en tirant un trait définitif sur l’aspect électro et parfois un peu facile de leur musique, préférant se concentrer de nouveau sur la brutalité sèche qui faisait le son unique de Written In Waters. Car, avouons-le, A Umbra Omega, à bien des égards, paraît non seulement renouer avec l’ambition de Written In Waters, l’unique album de Ved Buens Ende… mais en être une magnifique extension. Vingt ans après la réalisation de ce disque et huit années après nous avoir fait perdre nos illusions quant à un éventuel second album, Vicotnik, sous l’entité Dødheimsgard, en asséchant ses arrangements et se débarrassant du superflu, du grand-guignol, s’est permis avec A Umbra Omega d’offrir une suite à la hauteur de ce très grand disque (surnommé par les passionnés le Spiderland du Black Metal). Il suffit juste de savoir que pour l’explorer, pour l’appréhender de façon juste, il vous faudra juste passer le cap de la première écoute (comme je l’expliquais plus haut, leur musique ne laisse pas indifférent : soit vous l’aimez, soit vous la détestez mais pas d’entre-deux) et ensuite une bonne soixantaine d’écoutes au bas mot pour parvenir à faire le tour des morceaux d’intro et de conclusion. Puis la même chose pour les trois autres morceaux.
Bref, pas le meilleur album de l’année mais un grand, voire très grand album qui est un peu au Metal en 2015 ce qu’est To Pimp Butterfly de Kendrick Lamar au Rap : un disque ambitieux, dense et très touffu, labyrinthique, difficile d’accès, flirtant plus qu’à son tour avec le mauvais goût (Dødheimsgard , pas Kendrick Lamar) mais offrant énormément pour qui voudra bien se donner la peine de faire un effort. Comme l’a si bien résumé Vindsval de Blut Aus Nord à son propos : » musique exigeante pour auditeurs exigeants »
Sorti le 12 mars dernier chez Peaceville et chez tous les disquaires psychiatriques et exigeants de France.