La veille de son anniversaire, Dominique A célébrera « La fragilité » en tant que complément d’objet direct de « Toute Latitude ». Faux jumeau et vrai supplément d’âme du disque sorti en mars, cet album bis témoigne du redoublement de sa créativité et de l’inaltérable acuité de son regard, y compris dans le miroir.
Sur les traces de son enfance ou dans l’actualité récente, il cherche à renouveler son jugement, entre quiétude éphémère et confiance ébranlée mais avec une foi indéfectible en l’humanité. Une sensibilité aussi débordante que son expression est dépouillée (une guitare, une voix).
À l’age de jubiler, Dominique A préfère rester sur le fil de ses émotions pour s’offrir et nous faire partager le plus beau des cadeaux : l’harmonie.
Retour sur une belle rencontre et de chaleureux échanges.
Tu auras 50 ans le 6 octobre et tu disposes aujourd’hui d’un véritable statut dans la chanson et la littérature Françaises, avec un public de plus en plus large. Est-ce que pour autant, tu te sens toujours fragile ?
Dominique A : Oh oui, et encore heureux (rires) ! Fragile, parce que humain tout simplement. Et parce que j’ai l’impression que mon « statut » ne change en rien la façon dont les choses se passent pour moi. Je suis éminemment fragile, comme tu l’es, je crois, parce que nous sommes à la merci de notre corps.
Et puis la fragilité, telle que je la mets en scène et dont j’en parle dans le disque, n’est pas une vertu cardinale mais un marqueur d’humanité. Il y a une lutte à mener pour la préserver dans un contexte social un peu tendu. Comme je le dis dans la chanson, « ce n’est pas tous les jours gagné de ne pas devenir insensible ». On a des prédispositions, mais il y a quand même des moments où l’on se blinde et cette protection tue les choses chez nous. Après avoir fait pas mal de rencontres ces dernières années, de gens de milieux divers, dans des situations plus ou moins enviables, j’ai eu l’impression que c’était le dénominateur commun.
Je n’entends donc pas la fragilité comme le cliché de l’homme sensible, donc séduisant (rires) ! C’est un terrain où l’intime est en jeu. C’est ce que j’ai voulu signifier en prenant ce titre pour l’album. J’en avais trouvé un autre… mais je ne m’en souviens plus ; ce sera pour le journaliste suivant (rires) !
… Voilà qui montre bien que rien n’est acquis !
D.A. : Non, jamais ! Ce qui est acquis, c’est quand on rentre dans la vie des gens via les chansons, tant qu’ils sont en vie. Ça c’est formidable. Toutes les histoires que l’on me rapporte, en lien avec mes chansons, ne sont pas à moi mais c’est extrêmement gratifiant. Dans ces cas-là, j’ai vraiment l’impression que les choses ne reposent pas sur du sable, au moins le temps de mon vivant. C’est déjà pas mal, et puis après on verra… rien du tout d’ailleurs…
Ce qui m’intéresse avant tout, c’est d’être créatif au jour le jour, encore. Je me doute bien que ça ne va pas se tarir du jour au lendemain, mais il y a toujours un petit doute, une remise en cause, et chaque nouvelle chanson qui déboule est une victoire. J’ai recommencé à écrire cet été et j’étais fier comme Artaban quand j’ai vu un morceau arriver ! Quand je sors un disque, et a fortiori quand j’en sors deux, la création est proprement mise de côté ; c’est un peu angoissant. Quand ça va revenir ? Dans quelle mesure je vais parvenir à être excité par ce que je vais raconter et la façon dont je vais le faire ? Donc non, rien n’est jamais acquis.
Y’a-t-il chez toi la crainte de décevoir ?
D.A. : Je n’aime pas décevoir globalement ; je ne le prends jamais à la légère. Mais il faut savoir prendre ce risque artistique. D’une certaine façon, je suis prêt à décevoir, mais en connaissance de cause alors, pour une bonne raison. Décevoir ceux qui aiment des choses chez moi, au bénéfice d’autres choses que j’ai envie de défendre.
Pour parler clairement, quand Toute Latitude est sorti, je savais très bien que l’album surprendrait au moins une partie de ceux qui avaient aimé Éléor ; je l’avais intégré pour le vivre le plus sereinement possible. Ce n’est jamais agréable d’entendre « je ne comprends pas », « ce n’est pas bien ». Bon, heureusement, il y avait aussi des gens qui aimaient beaucoup…
Il se dégage de la sérénité et de la sagesse dans ce disque. As-tu le sentiment d’avoir atteint une forme de plénitude dans ta musique ?
D.A. : La plénitude pour moi, c’est de sortir ces deux disques non pas contradictoires mais complémentaires. Et de me dire que dans le même laps de temps, quasiment la même journée, je peux travailler sur un répertoire d’où va ressortir une forme d’angoisse existentielle, comme sur Corps de ferme à l’abandon ou Les deux côtés d’une ombre, et sur une chanson qui va au contraire exprimer de la sérénité. Que je puisse le faire sans que cela corresponde à des périodes différentes de ma vie.
Cela forme un tout. En tant qu’être humain, on passe par des états contradictoires en permanence. D’une heure à l’autre, on peut changer totalement d’humeur pour des motifs qui peuvent sembler vraiment bizarres ou dérisoires. Les chansons se font le reflet de ces mouvements internes. Et si l’album dégage cette sérénité, il est aussi le petit frère du précédent…
« La Poésie » s’en est allée… C’était important pour toi d’ouvrir l’album avec cette phrase, hommage à Léonard Cohen ?
D.A. : Oui j’aime bien commencer par un constat démoralisant, démotivant (rires)… et puis nuancer ensuite. En fait, ça m’amuse. « Ma haine a fait son choix et sur moi s’est portée » sur La Mémoire Neuve, « Comment certains vivent, comment veux-tu les suivre ? » sur Remué…
J’ai longtemps hésité à ouvrir le disque par Comme l’encre. Finalement, La poésie a emporté le morceau parce que je sentais bien qu’elle était un peu plus forte. Elle est née du télescopage de deux événements : la mort de Léonard Cohen et l’élection de Donald Trump, le lendemain. Je me suis dit : quel joli mois de novembre que voilà ; un pan de poésie disparaît et son contraire émerge. Alors évidemment, La poésie parle surtout de Léonard Cohen. Mais ce n’est pas simplement à sa mémoire, c’est aussi ce lendemain. C’est le point de vue d’une personne informée, sensible à la marche du monde via ses figures médiatiques et emblématiques. C’est donc une chanson sur l’actualité. J’aime bien utiliser le ressenti que cela procure, sortir du factuel pour partir ailleurs.
La chanson « Le grand silence des campagnes » mais aussi le clip de « Le temps qui passe sans moi » évoquent la ruralité. Quel rapport entretiens-tu avec elle ?
D.A. : Le décor de la chanson Le grand silence des campagnes est celui du clip de Le temps qui passe sans moi et il est en rapport avec ce que j’ai connu gamin, dans un périmètre restreint de dix kilomètres sur quinze. C’est un lieu d’enfance où je vais depuis toujours et que j’aime. J’avais déjà écrit des chansons sur cet endroit. Sur l’album La musique, La fin d’un monde en parlait ; c’était une amorce. Même si c’est moins le cas aujourd’hui, maintenant que des films, des polars notamment, et des bouquins sont sortis, je trouvais qu’en chanson, à part avec Cabrel ou Murat, il n’y avait pas vraiment de discours sur la campagne. Dans un contexte où les musiques urbaines dominent, ça fait un contrepoint intéressant à faire entrer dans une chanson.
La campagne a changé sans changer vraiment. J’avais envie d’exprimer cette tension : l’électricité qui émane de ces lieux de paix et de sérénité totale, où j’ai des moments de contemplation, et où, en même temps, la vie des gens n’est pas toujours rose et l’hiver est long. Il y a le phénomène de désertification et aussi l’arrivée des gens échappés de la ville qui créé des tensions avec les locaux et les natifs.
Le rapport au monde n’y est pas aussi caricatural qu’il en a l’air parce qu’il y a les écrans. On a l’impression que la campagne se tait, que c’est un monde un peu impénétrable. Mais si tu ne les interroges pas, les gens ne se livrent pas. Quand on parle avec eux, on rencontre des gens qui viennent de mondes que l’on ne soupçonne pas, avec des destins impossibles. C’est une façon de sortir des clichés. Mon rapport à la ruralité se situe là, mais sans être sociologique.
Je viens de la Province ; j’ai vécu dans un village pendant trois ans quand j’étais enfant. J’ai ce double regard. Pour autant, je ne vais pas me prétendre néo rural. Je n’ai pas d’attirance pour la vie à la campagne. Il ne s’agit pas d’exalter les vertus du monde rural mais plutôt de célébrer certaines beautés et les sensations que l’on peut y éprouver. C’est un ressenti d’artiste, au-delà de mon intérêt pour ces thèmes. Et c’est un exercice de style. Parce que ce n’est pas évident de retranscrire ces choses sans être cucu, de ne pas tomber dans le pastoralisme, dans une vision bucolique et édénique de la campagne.
« Toute Latitude » avait donné lieu à un film d’animation réalisé par Sébastien Laudenbach. Un autre est-il prévu avec Gaëtan Chataigner, auteur du clip de « Le temps qui passe sans moi » ?
D.A. : Gaëtan travaille pour Culturebox sur une série qui s’appelle Histoire De et qui consiste en des cartes blanches à des artistes ; il y a eu Rodolphe Burger notamment. Quand le projet a été lancé, on s’est dit que le disque était tellement en rapport avec ces paysages que j’évoquais précédemment – la plupart des chansons ont été écrites là-bas – que c’était une évidence d’y tourner. Il est allé faire des repérages sans moi et il est revenu complètement emballé par la région, par l’atmosphère assez particulière qui s’en dégage.
C’est un périmètre très délimité, à 60 bornes de Nantes, 50 de Rennes, où il y a de moins en moins de gens. Un territoire avec des portes et des digues, mais qui a aussi des frontières invisibles. À un moment, ça glisse et on n’y est plus du tout. Le paysage bifurque et devient très particulier. Je me le suis toujours dit et là, j’en ai eu la confirmation par des personnes qui en étaient extérieures.
Le film est un condensé de 20 minutes qui utilisera en voix off des textes que j’avais écrits sur ces lieux-là dans un bouquin précédent et dans celui qui sort. Il y aura des chansons de l’album en acoustique, notamment La poésie que j’ai jouée sous un pont avec une reverb incroyable. Il y aura aussi un effet spécial pour Comme au jour premier où je chante face à mon double, en pleine nature avec un micro suspendu à un arbre… Avec Gaëtan, on avait conscience d’être dans une forme de caricature du gars qui marche avec sa guitare sèche dans les champs, mais c’est assumé. C’est une déambulation et le clip est un point de rencontres de toutes les séquences qui ont été tournées.
Le tournage a été assez dense. Je me suis retrouvé dans l’envers de certains lieux devant lesquels je suis passé pendant 50 ans, mais dont je n’avais jamais poussé la porte, et qui m’ont donné une toute autre vision de l’ensemble. On a dormi dans un gîte incroyable tenu par deux sœurs Israéliennes de 70 ans qui ne parlent quasiment pas un mot de Français, et qui est surchargé d’objets de toute époque, avec derrière, un jardin anglais magnifique mais insoupçonnable de l’extérieur. Il y a eu aussi ce manoir que j’aime beaucoup et dont j’ai appris l’histoire fantasmagorique… Cela rend les lieux plus mystérieux et apporte aussi des réponses à des questions que l’on se pose depuis des décennies.
Il y a une certaine épure dans ce nouvel album, mais cela n’empêche pas la plupart des morceaux d’être très mélodieux et pour certains même, accrocheurs. La notion de « single » est-elle importante pour toi ?
D.A. : Oh oui, je suis partisan de donner à manger à la maison de disque ! Il y en a deux sur l’album : Le temps qui passe sans moi et J’avais oublié que tu m’aimais autant. Je les aime bien. Et elles me soulagent d’un poids ; je sais que je vais donner aux gens avec lesquels je travaille un petit peu de grain à moudre et qu’elles vont avoir un effet d’entraînement.
Je trouve important qu’elles y soient. Sinon c’est condamner son propre travail, dans un contexte où il y a énormément de choses qui sortent. Je suis un artiste certes installé, mais justement pour lequel l’excitation n’est pas forcément au rendez-vous. Pour renouveler le désir, il faut qu’il y ait ces chansons… qui permettent aussi de passer les autres en contrebande…
Le 3 octobre, tu sors chez Flammarion « Ma vie en morceaux » dans lequel tu évoques 26 chansons issues de ta discographie, comme autant de balises dans ta carrière. Qu’est-ce qui a motivé cette démarche introspective ? Est-ce un bilan ?
D.A. : À la base, c’est une commande : faire un recueil d’iconographies et de textes de chansons mis en valeur. Flammarion, et notamment l’éditrice Emma Saudin, ont souhaité qu’on développe l’aspect écriture ; qu’il y ait de la matière sur l’histoire des chansons. Je suis parti de là et c’est finalement devenu un texte pur et simple.
C’était un pari dans la mesure où la proposition m’a été faite en février 2018, au moment même où je sortais un disque et partais en tournée. Je n’avais donc théoriquement pas de temps pour le faire. À une période comme celle-là, je suis infoutu d’écrire des chansons mais je savais que je pouvais écrire de la prose en tout cas. Cela me permettait de ne pas perdre le contact avec une forme de création. Rester aux aguets et en position de créateur pour ne pas seulement restituer ou expliquer mon travail mais produire un objet car c’est ce que je préfère faire. C’est devenu un jeu, sans obligation de résultat, et je m’y suis pris. Je me suis d’ailleurs mis machinalement dans une logique proche d’une remise d’article pour un journaliste. Une mécanique qui m’a amené vers ce format de traitement.
Nous sommes arrivés à 26 chansons parce que chaque morceau a une valeur très emblématique dans ma carrière – pour moi, pour les gens, ou pour les deux – et me permet d’aborder un thème. Manque moi moins, par exemple, n’est pas saillante et peut paraître anecdotique, mais elle me donne l’occasion de parler de mon amitié avec Philippe Katerine et du parallélisme de nos parcours.
La seule question qui s’est posée a été celle de l’ampleur du dévoilement personnel. Cela a donné lieu à quelques mises en garde plutôt bienvenues de la part d’Emma Saudin. Elle a bien fait car aujourd’hui je serais mal (rires) ! Rien d’obscène, je te rassure, mais des choses qui engageaient d’autres personnes que moi et mes relations avec elles. Je n’ai rien édulcoré, mais j’ai passé sous silence des choses un peu négatives et pas forcément valorisantes sur lesquelles les gens se seraient arrêté exclusivement : L’Amoco Cadiz…
Une tournée va débuter, à quoi peut-on s’attendre sur scène ?
D.A. : On sera principalement dans une ambiance acoustique. C’est une tournée solo, dans des salles assises, avec l’idée d’être dans l’économie de moyens musicale tout en étant de l’ordre du spectacle. Ce ne sera pas du café-concert mais le dispositif pourrait s’y apparenter. Il y aura quelques séquences préenregistrées mais pas de système de boucles en direct. On va aussi dégager l’espace scénique : le plateau sera assez dépouillé, pas d’ampli ni d’enceinte de retour sur scène. La création de lumières est en train d’être pensée par l’éclairagiste Didier Martin.
C’est un challenge artistique de réussir à maintenir l’attention sur une cinquantaine de minutes en acoustique pure. Mais j’ai l’impression que j’ai un peu plus de maîtrise et que j’en ai la capacité et les outils maintenant. Je me sens prêt. C’est un beau pari et une forme d’aboutissement, sans être une apogée, d’un désir que j’ai depuis longtemps : le fantasme du folk singer mais avec un décorum ; une spectacularisation d’un truc anti-spectaculaire. J’ai parlé de cette sensation de se produire sur scène comme dans le métro avec Shara Nova, de My Brightest Diamond, à la Philarmonie en avril dernier. Et elle m’a confié que c’est pour elle un absolu. Je le comprends et je pense d’ailleurs qu’elle est tout à fait apte à le faire.
Des gens seront peut-être déçus de ne pas retrouver la tension des concerts précédents mais je veux mettre l’intensité ailleurs, dans la suavité, la douceur, le rapport corporel. Je ne serai pas là à envoyer le boulet ; il y aura des moments un peu électriques mais ce n’est pas le but. Juste quelques pics pour réveiller le dormeur (rires) !
« La fragilité » (Wagram Music / Cinq 7) – sortie le 5 octobre 2018
Merci à Jennifer Havet (Wagram Music)