Une forêt la nuit, un kidnappeur, un otage volontaire, une traque et un monologue halluciné ouvrent ce récit sous haute tension venu tout droit de Roumanie.
Sa traductrice, Laure Hinckel, dont le nom est connu en France pour ses traductions exceptionnelles d’une partie de l’œuvre de Mircea Cartarescu aux éditions Noir sur Blanc, a porté ce texte pendant des années avec le souhait de le faire publier en France.
Et pour cause: le sujet encore trop peu abordé en Roumanie – l’homosexualité-, l’écriture de Dora Pavel, poétesse avant de se tourner vers le roman sans pour autant renoncer à un phrasé que l’on a envie de réciter à voix haute et puis l’ambiance tellement oppressante que le lecteur en devient otage au même titre que le narrateur, Cezar Braia.
« La posture d’otage est bien la dernière à laquelle j’aurais pensé. Mais à présent ça me plaît. Je me sens privilégié. Il n’est pas donné à tout le monde de se retrouver en compagnie d’un psychopathe évadé. Poursuivi, chassé. Et je suis gibier avec le gibier. Paraît-il pour me libérer. Les hypocrites. En réalité, je le répète, mon sort ne les intéresse pas, ce n’est pas moi qui importe à leurs yeux. Pas moi. Que je sois sacrifié ou que j’en réchappe, dans les deux cas ils se sentiront toujours menacés.»
─ Dora Pavel, Do Not Cross
La suite du récit, une confession épistolaire dans laquelle Cezar Braia revient sur sa jeune existence – il n’a pas trente ans – sur la construction du personnage qu’il est devenu, sa famille, ses amants, les disparus, remet en perspective le non-désir de sauvetage, le besoin de rester aux côtés de son kidnappeur.
Laisse fuir le renard
Do Not Cross, Dora Pavel
aujourd’hui
pour mieux le chasser
demain.
Le lecteur n’aura de cesse à se demander si la victime en est vraiment une, si le narrateur ne l’aurait pas assigné au statut de voyeur en lui donnant accès aux confessions adressées, à priori, à une seule personne: Sever.
Sever qui obsède le jeune Cezar depuis longtemps, trop longtemps. Sever pour qui il n’avait jamais été une priorité tout comme il ne l’avait pas été non plus pour ses propres parents – ce qu’il pense, en tout cas. Abandonnique, Cezar ? Qui sait ? Dépressif sûrement, il le revendique lui-même, non sans une ironie mordante qui ne le quitte jamais:
« Je suis un dépressif. Pas un déprimé, comme je le suis pour le coup maintenant, comme je l’ai déjà été à quelques reprises, pas souvent, être déprimé n’est pas la même chose qu’être dépressif, je ne sais pas s’il est nécessaire que ce soit moi qui départage les choses, plein de gens sont déprimés sans être dépressifs, et inversement, les simples chutes dans la dépression peuvent être celles d’un dépressif, mais pas forcément, on dirait que je commence à me mélanger les pinceaux, pourtant non, je ne débloque pas, le Larousse lui-même signale que le terme « dépression » est utilisé « avec une extrême confusion », j’ai toujours été un dépressif, c’est-à‑dire seulement « disposé à la tristesse, à la souffrance morale, au découragement », sans trop de bouffées de dépression, je les laisse aux non-dépressifs, qu’on croise à tous les coins de rue.»
─ Dora Pavel, Do Not Cross
Au cœur du récit, les déclinaisons de l’amour: l’amour parental dont Cezar se pense dépourvu face à son frère cadet, Flaviu; l’amour fraternel dont Flaviu le nourrit avant de le quitter définitivement; l’amour (trop) tranquille de Tzeus; les amours papillonnants des amants de passage; l’amour passion pour Sever. Cezar Braia déroule sur un rythme enfiévré toutes les étapes qui l’ont emmené à ce moment précis de sa vie, dans cette forêt, en compagnie d’un kidnappeur dont il ne souhaite pas se séparer.
Do Not Cross de Dora Pavel bouscule et pousse le lecteur dans ses retranchements. A plusieurs reprises on en oublie de respirer car Cezar Braia, en permanence sur une ligne de crête, donne l’impression qu’il va basculer d’une seconde à l’autre. Le rythme soutenu, cadencé, le phrasé enveloppant, contribuent à ce sentiment d’immersion dans le récit que le lecteur éprouve jusqu’à la fin. Un texte unique, complexe, extrêmement original, une vraie expérience de lecture dont vous ne ressortirez pas indemne – et j’utilise cette expression à bon escient !
