[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#8888b3″]D[/mks_dropcap]ouce, c’est la chronique d’un amour qui vous dépossède. De ce sentiment qu’on attend jamais, qui n’a au fond rien d’agréable et qui vous plonge dans une addiction tremblotante. Déni de vous. En dépit de vous et de tout ce que vous êtes. Vous vous découvrez autre quand l’autre vous manque, dans ces curieuses ténèbres que l’on sait contenir et qu’on tente chaque jour de tenir en respect. L’amour, comme la douleur, saura vous y plonger.
Ça commence presque à votre insu. L’air de rien. Elle n’a pas même remarqué cet homme, enfin pas plus que ça. Dans l’ennui monotone d’un congrès professionnel où elle a laissé sa vie entre parenthèses, c’est là qu’elle le croise, sans y prendre garde. Et puis à un moment, la lumière change. Elle le remarque sur un geste anodin. Ils se rapprochent. Vont partager les mots et le mauvais esprit. Et puis, ils feront l’amour. Elle sera piégée, accro.
Douce de Sylvia Rozelier, paru aux éditions Le passage, c’est l’amour qui devient une geôle. Celui qui vous étreint, qui vous enchaine et qui menace de vous anéantir. C’est l’insidieux poison distillé dans la volupté d’une étreinte. C’est la passion qui consume et qui fait mal. C’est votre mort qui vous contemple au fond des yeux. C’est l’engrenage d’une fatalité que l’on ne sait pas arrêter. Dans la passion, la vraie, se terre parfois la promesse de votre destruction. Aussi sûre que dans une seringue d’héroïne surdosée.
L’étincelle qui vous ranime, et puis l’absence, et puis l’oubli. Le colloque l’a menée loin de chez elle. Un soir, elle va danser. Céder à un geste d’affection le lendemain. Presque enfantin et irrésistible. Parfois on a des gestes qui ressemblent à des élans. Ça peut être un frôlement, une tête reposant sur une épaule, ces abandons bouleversants. Sauf que l’emprise est là. Sauf qu’il la domine. Et que son mouvement premier de méfiance, elle l’a un peu vite balayé. Elle tombe. Elle se voue à lui.
Il y a le silence, il y a la distance que l’on tente de combler de mots. La frustration de ne pas se sentir près de celui qu’on aime. Le manque atroce qui craquèle le quotidien. La raison qui n’y peut plus rien depuis un moment. La soif de l’autre impossible à satisfaire. Un couple qui se découvre et qui se crée un monde, c’est inquiet, fébrile, émouvant, dangereux et déséquilibré. Les guirlandes de mots qu’on tresse en mails et SMS pour combler la peur du vide et la douleur au ventre. Incarner l’amour, le sentir se cabrer dans nos tripes. Désirer l’autre si fort que ça ressemble à de la souffrance. Le retrouver, jouir et s’assouvir un peu. Et puis recommencer le cycle. Dantesque et profondément transgressif.
Ne devenir qu’élan et pulsion. Tout faire pour être ensemble, obéir aux coups de tête, redevenir adolescents ou totalement déments. Ça sonnerait romantique si c’était un peu vivable. Mais ça ne l’est pas. C’est une entreprise de démolition de soi quand on est mal accompagné. Lui manipule, joue avec elle, la rattrape quand elle s’éloigne, la fuit quand elle se rapproche, dans ce sadisme banal des hommes sûrs de leur victoire et qui, au fond ne voient dans leur maitresse qu’un titre d’ego. On doit renoncer à aimer quand l’amour est impossible et ne pas entretenir d’ambiguïtés. Mais la Douce de Rozelier est piégée dans ce clair-obscur, savamment entretenu, savamment consenti, cette descente aux enfers dont on pourrait bien ne jamais réchapper.
La peur de l’abandon. De la perte qui hante chaque seconde qui passe. Le mensonge qui s’impose. Les faux semblants. En permanence dans l’incertitude. Ne pas savoir de quoi demain sera fait, jamais. Lui utilisant la passion avec la lâcheté de ceux qui ne savent rien construire, la splendeur tronquée de leur « carpe diem » au rabais. Vivre dans l’incertitude en permanence et atomiser le temps en éclats d’inquiétudes.
Et puis l’ombre, et puis le doute, et puis le danger qu’on sentait sourd depuis longtemps, qu’on croyait contrôler. Le mur que l’on va se prendre, incrédule, en pleine gueule. Le piège dans lequel elle est entrée, balayant les soupçons d’un haussement d’épaules. Le tort est partagé. Il y a celui qui rode comme un loup, jouant avec sa proie. Et la pulsion de cet amour qu’elle sait toxique mais qui est plus fort qu’elle. Pendant des années.
Sylvia Rozelier, dans l’intensité impressionnante de ce monologue intérieur dissèque le désir, ce qu’il convoite de votre âme, parle de ce pacte faustien en plantant son regard bien en face. Dans l’intimité cauchemardesque et insoupçonnable de ceux qui s’oublient dans l’amour. Elle détaille la dépendance, l’addiction, la perdition, la manipulation vampirique d’une plume franche, lucide. Envoûtante dans sa volonté d’être absolue, impitoyable, de parler d’une passion et d’en disséquer les mécanismes destructeurs avec une précision redoutable. Une intégrité impressionnante, saisissante même, dans la manière de sonder l’âme de son héroïne. Jusqu’au fond de l’abîme.
Comme on a parfois eu la tentation de le faire.
Douce raconte cette catastrophe intime que l’on porte tous en nous comme un virus dormant.
Merci !