[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#bd5fc7″]U[/mks_dropcap]n titre si tape-à-l’œil, si outrageant pourrait-on penser, qu’on se demande ce qu’il peut bien cacher. Éloge des Bâtards.
Bâtard, au-delà de cette définition commune d’une personne née de parents dont l’union n’est pas reconnue, signifie également ceux qui sont en marge, pointés du doigt. Ceux dont les origines sont inconnues ou incertaines. Ceux dont souvent les histoires percutent, comme c’est le cas avec les bâtards d’Olivia Rosenthal.
[mks_pullquote align= »center » width= »770″ size= »16″ bg_color= »#bd5fc7″ txt_color= »#ffffff »] »Les fantômes nous chatouillent mais dès qu’on les appelle ils répondent pas, ils font juste mal. »[/mks_pullquote]
Ils sont neuf à se rejoindre le soir tombé. Neuf personnages en marge, entrés en résistance contre une urbanisation extrême, chaotique où la nature n’a plus sa place. Combattants d’un système de surveillance constant dirigé par des milices, des voisins. On pourrait croire à un monde futuriste mais rien n’est moins sûr, ce monde décrit ressemble fort à notre monde actuel, ici ou là, dans certains pays.
Ils sont neuf à se réunir sans jamais dévoiler leur véritable identité. Il y a Sturm, le puissant à la main verte, Macha à la chevelure noire, dense et frisée, Clarisse au visage pâle et au regard candide, Full le taciturne aux chansons inconnues, Fox le nerveux, Oscar le dandy à la bouche tombante, Gell le sauvage ironique, Filasse le berger du groupe et Lily, la secrète. Lily, notre narratrice qui possède un petit pouvoir intrusif et encombrant. Qui se protège derrière un mur pour ne pas se laisser submerger par les pensées et le corps des autres. Lily, télépathe à ses dépends. Lily qui comme un double de l’écrivain raconte ces bâtards dont elle fait partie, d’une certaine manière.
Ils sont neuf et se regroupent, malgré la menace qui pèse sur eux. Ils programment leurs prochaines actions pour « saturer la ville de signes invisibles ». Pluie de plumes, bande d’arrêt d’urgence peinte en rose fluorescent, publication sur les réseaux des portrait-robots de ces promoteurs à la soif d’expansion plus grande que tout. Souhait d’ériger des banderoles « ON VEUT GARDER LES PIEDS SUR TERRE », de saboter les réseaux pour diffuser des témoignages de… bâtards, comme eux…
Peu à peu cette menace dans laquelle ils évoluent va devenir atmosphère de fond laissant place à une action qui sera tout autre. Qui aura lieu en huis-clos, durant cinq nuits. Cachés du monde, parfois braqués par les projecteurs des milices mais rien ne les arrêtera. Cette menace devenue trame de fond engendrera l’urgence. L’urgence d’agir par la parole. Elle laissera place aux voix qui s’élèvent. À l’humain qui cherche son centre. Collectivement. Eux qui ne semblent pourtant ne rien avoir en commun…
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« Je me suis dit qu’on formait une drôle de troupe quand même, qu’on passait notre temps à s’envoyer des piques et à se titiller pour se faire mal, je me suis dit que si on résistait à ces accrocs, coups de bec, c’était qu’on avait, derrière toutes les erreurs commises et répertoriées, on avait bien ensemble l’intention de déplacer caillou après caillou les voies d’accès et les chemins et les sentiers et même les routes qui sillonnaient et rayaient et abîmaient nos anciennes existences.
On exposait le territoire de nos vies parce qu’on croyait non seulement à la puissance du verbe, mais à l’archéologie, à la géologie, à la spéléologie comme modes d’explication de la surface.
Alors on passait notre temps à osciller entre les déambulations superficielles, légères, fines traces sur la neige et les coups de pioche assénés avec une sorte de ferveur rageuse sur les vieilles souches ancrées et indéracinables. »
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Ouvrez grands les yeux et prenez place dans ces lieux où le bitume et le chaos se confrontent au cœur battant du monde. Tendez bien les oreilles et laissez-vous porter par la voix de ces bâtards.
Olivia Rosenthal embarque son lecteur au sein de ce groupe marginalisé. Ça pétarde à l’intérieur de nous. Ces voix qui se répondent, qui se libèrent, qui s’écoutent. Oui, qui s’écoutent, chose si rare de nos jours. Elle laisse éclore entre eux et en nous ces parcours semés d’embûches, ces détails infimes qui changent la vie d’un Homme. Elle entre (et nous aussi) en connexion profonde avec ces témoignages, dans ces dédales de vies, de contradiction, de recherche d’un père, d’une mère, d’une main tendue, dans l’évocation des manques, des abandons pour mieux s’en libérer.
Dans ce flux continu d’échanges, d’écoute, de veillées nocturnes, Olivia Rosenthal ne tombe jamais dans l’écueil de bons sentiments, dans le larmoyant ou dans le psychodrame. Elle nous livre une psychologie de personnages denses, fouillée pour nous amener à la réflexion des origines, à l’importance de la mémoire dans la construction de tout individu.
On pourrait penser que ce livre est sombre, on pourrait penser qu’il est un pamphlet contre la modernisation de nos villes, et l’individualisme mais il n’en est rien. Il est un roman où l’humour a toute sa place, où la poésie est le nom du combat à mener. Il est un roman qui remet l’Homme au centre, d’où qu’il vienne, quelque soit son statut, son histoire, son héritage. Éloge des bâtards est ce roman du comment.
Comment nos propres fantômes et le corps des autres influent sur nos vies. Comment la parole anodine et subversive – comment ce temps-là de la parole, l’entrée en parole – devient un acte politique. Comment chacun s’arrange avec sa propre histoire. Comment chacun essaye de s’en sortir dans un environnement hostile à ceux qui ne sont pas la « norme », à ceux qui ont trébuché sur la route. Comment chacun peut trouver son individualité au sein d’un groupe – finalement, n’est-ce pas là le plus grand message actuel à faire résonner ou raisonner dans les esprits ? Et comment l’idée même de ce collectif n’est possible qu’à partir du moment où chacun se raconte, aussi incertaine et inconnue que soit son identité.
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– C’était beau quand Oscar a écrit sur les murs de la maternité. Vous pensez pas qu’on devrait inventer d’autres phrases ? On en propose ?
[…]
– Mange ta peur, a dit Gell
– Qui sème la poussière récolte le désert, a dit Macha
– Reprenez la parole
– Apache un jour, Apache toujours.
– Qu’ont-ils fait de nos nids ?
– Ici passerelle invisible.
– Plus jamais seuls.
– Le néant recrute.
– On volera dans leurs plumes.
– Nous sommes partout.
– Souriez vous êtes fichés.
– Attention nous avons les bras.
– Avant l’autoroute y a eu des mammouths.
– Mieux vaut bâtard que jamais.
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Lisez Éloge des bâtards (Prix Transfuge du roman français), ce roman j’en suis convaincue, résonnera en chacun d’entre vous. Ce roman passera les années sans que sa puissance ne s’amenuise. Et qui sait, peut-être deviendra-t-il un « classique ». C’est tout ce que je lui souhaite.
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Éloge des bâtards d’Olivia Rosenthal
Paru le 22 août 2019 aux éditions Gallimard – collection Verticales
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