Mon été 2022 fût troublé par une de ces lectures qui laissent des traces, le premier texte d’Emma Marsantes dont j’avais rendu compte ici même en septembre. Le destin douloureux du personnage central, Mia, se prolonge en cette rentrée de janvier 2024 dans un second opus, Les fous sont des joueurs de flûte aux mêmes éditions Verdier. Après une enfance déjà plus que chargée, père autoritaire, mère absente et suicidaire, viol du frère on aurait pu croire que le destin de Mia pourrait enfin, à l’âge adulte, s’apaiser. Il n’en n’est rien. Tout au long de ma ma lecture de ce texte à l’écriture à la fois sensible mais également dérangeante, le mot épreuve n’a pas cessé de traverser mon espace mental. L’épreuve, au sens éditorial, est un texte imprimé qui présente un état provisoire du travail de l’auteur et qui sera soumis à corrections, remaniements, avant le tirage définitif. Ce second volet de l’histoire de Mia c’est cela ; un état provisoire d’une femme fragmentée qui devra encore et encore se défaire, se modifier pour parvenir jusqu’à elle-même; une longue épreuve physique et psychologique au travers de laquelle elle devra se déprendre d’un mari fantôme et d’un amant fou et violent, afin d’atteindre enfin quelque chose qui lui ressemble, afin enfin de simplement devenir elle-même.
Les fous qui vont traverser la vie de Mia sont, comme le suggère le titre, de forts habiles musiciens, de ces flûtistes qui charment, ensorcellent et envoûtent, de ceux qui masquent sous des atours séduisants la plus profonde noirceur et la plus abjecte violence. Premier mouvement, classique, le mariage. Un début de roman qui s’attache avec beaucoup de justesse à nous montrer combien toute mobilité sociale est un combat, une haute lutte. Ici une mobilité à l’envers, non pas le trajet difficile d’un transfuge de classe à l’assaut des hautes sphères, mais au contraire le décrochage, la désintoxication d’une femme qui comprend que son milieu de naissance, ses codes et ses exigences l’enferment, l’étouffent. Comment en effet ne pas succomber aux sirènes des standards bourgeois quand on a grandit dans un milieu catholique traditionnel, quand votre père (la seule famille qui vous reste) manifeste une attente extrême à ce que vous colliez à la cible de la-mère-de-famille-qui-ne-travaille-pas-et-elève-ses-enfants. Alors Mia y va, Mia épouse, Mia s’adjoint l’homme qui va plaire à son père. Mais très vite derrière ce mari « parfait » se cache un homme qui n’aime pas les femmes, un homme qui n’aime pas Mia, un homme qui ne veut d’une femme que pour la faire mourir d’ennui et de silence.
« Écorce plus invalide que les temps disparus, lierrée, muette, occise, j’ai commencé le long détricotage de mes résolutions, de mes aspirations essentielles. Je ne danse pas. Je n’enseigne pas. Je n’écris plus. Mère civilement éteinte. Asphyxie sociale. Je me tiens prête pour tout un chacun, plat à gratin, crêpière et flans aux œufs, bonne fée, future Carabosse. »
─ Emma Marsantes, Les fous sont des joueurs de flûte
Alors Mia force, rejette, s’extrait, sort la tête; elle se veut vivante. Tout peut désormais arriver. Oui mais le pire également. Et le pire vient souvent avec sa part de meilleur, cette mélodie suave et sournoise qui fait oublier le reste. Le second mouvement s’ouvre donc dans le plaisir, la jouissance. Jouissance physique que Mia n’a pas connue avec Lucas et qui explique sans doute en partie comment l’homme qu’elle rencontre, un sexagénaire fanfaron et bien sous tous rapports, va petit à petit tisser autour d’elle une emprise totale, une toile serrée, perverse et totalement délétère. Emma Marsantes excelle à nous faire ressentir cette emprise, cette nasse qui se referme progressivement. Elle déroule une écriture mosaïque faite de bribes, de mots qui s’empilent, s’ajoutent. Des mots qui nous écrasent, qui matérialisent les uns au-dessus des autres ce poids immense dont Mia ne peut se débarrasser. Une écriture d’une grande énergie qui projette sur la page des tâches de couleur comme le ferait un peintre, qui autorise qu’un rose si doux puisse cohabiter avec un rouge sang, qu’un vert si tendre s’efface devant un anthracite angoissant.
Les pages qui relatent ces longs mois d’emprise, sont effectivement aussi et dans un autre sens, une épreuve. On peine à croire qu’il soit aussi difficile pour les femmes de quitter de tels hommes et pourtant, toutes les histoires attestent peu ou ,prou du même scenario: les crises violentes, les coups, la limite presqu’atteinte et puis une phase que les psychologues et les défenseurs ds femmes appellent « lune de miel » où le pervers recule, laisse sa victime reprendre son souffle juste pour mieux la soumettre un peu plus tard. Et comment quand on n’a été une petite fille déconsidérée, malaimée, comment ne pas tomber dans ce piège? Comment ne pas penser qu’on ne vaut pas mieux, que ces reproches et ces insultes sont mérités, normaux? Comment ne pas renouer avec cette culpabilité qui suit Mia depuis toujours, ne pas penser qu’on mérite peut-être de disparaître, de mourir comme elle finit par l’envisager, mourir comme sa mère finalement, une fin annoncée, non?
« Hurler, menacer, injurier, vos gammes. Ne pas vous répondre. Arguments spécieux. Réflexions hasardeuses. Vous éructez les reproches.
Vous crachez.
Au propre.
Une de vos habitudes.
Sur mon bras nu, coulante, votre bave.
Force 6, vous pouvez faire mieux. Les crans, très rapidement, se dépassent. Menaces et volonté de blesser. Clapets. Difficile de revenir en arrière.»
─ Emma Marsantes, Les fous sont des joueurs de flûte
Non car si l’histoire de Mia permet d’éclairer son trajet de vie, son parcours est néanmoins inédit, comme toute vie. Elle s’y autorise très tôt un seul mais essentiel degré de liberté; aimer ses enfants, aimer à la folie et sans condition ceux qui vont tenter de lui faire signe, de la ramener au réel, de la faire sortir du piège qu’on lui a tendu et dont les fils remontent si loin qu’elle ne peut en discerner les extrémités. Avec ce second livre, Emma Marsantes nous offre dans un écrin de velours noir un texte puissant, un texte qui démonte, à la force d’un style hypnotique, un mécanisme terrible et destructeur. Femme chimère faite de morceaux disparates et brisés, Mia existe pourtant, elle est vivante.
Les fous sont des joueurs de flûte de Emma Marsantes
Verdier, 11 janvier 2024