[mks_dropcap style= »letter » size= »83″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D[/mks_dropcap]is-moi ce tu trouves fade… et je serai bien en peine de savoir qui tu es et ce que tu veux dire exactement.
Ryoko Sekiguchi, dans un petit livre alliant poésie, culture et cuisine, relativisme et écriture raffinée, nous emmène aux contours du fade. Elle établit, non sans humour, une typologie de neuf cas à partir de ce que des amis français lui ont dit être fade. Chaque cas révélant in fine le manque de quelque chose. Le fade est ce goût de l’absence : manque de détermination, manque de ce qui devrait être, manque de nature, manque de vie etc. Une sorte de centre creux, pâle et lassant de la cuisine française, un « non-goût » moins déterminable qu’objet de perceptions subjectives. Fade est une notion fourre-tout qui paradoxalement recouvre des réalités bien différentes : l’endive, le riz, le choux-fleur, ou « la bouffe suédoise ».
Comme bien souvent, les notions indéterminées, ou que l’on se plait à laisser indéterminée obéissent à une fonction rhétorique pour leurs utilisateurs : ici, fade est un moyen pratique, expéditif, évocateur, alors pourtant qu’il renvoie à au moins 9 significations différentes, de disqualifier les qualités gustatives d’un plat. Le synonyme de fade serait l’ennui et l’anathème « c’est fade » éviterait toute démonstration sérieuse.
Cependant, ce petit ouvrage n’est pas seulement une déconstruction du langage et de ses usages. C’est aussi une invitation, délicate et légère, à s’intéresser à une autre manière de concevoir le goût…du fade.
Et si le goût caché dans le fade était justement, cette délicatesse, cette absence, qu’il fallait apprendre à découvrir ? Aller vers le goût plutôt que le laisser aller à nous ? Découvrir l’aliment, en s’intéressant à lui plutôt que de le rehausser ? C’est un changement de paradigme culinaire que propose, de façon souterraine, Ryoko Sekiguchi, une invitation à sortir de sa grammaire habituelle pour aborder le fade ou certaines de ses nuances. Ici, en l’occurrence, une cuisine étrangère qui peut chercher à jouer sur des goûts subtils, presque invisibles, sur des sensations différentes (le shokkan, ou « toucher au palais » que la gastronomie française ignore). Une recherche en cuisine d’un équilibre différent.
Ryoko Sekiguchi, à partir pourtant d’un sujet qui pourrait paraître tout à fait trivial, fait émerger, dans ce livre (mais aussi dans La voix sombre chez POL) une poésie fragile et émouvante de l’absence et de la délicatesse.
Fade de Ryoko Sekiguchi, paru aux Editions Les Ateliers de l’Argol, mai 2016