On aura beau se creuser la tête ad vitam aeternam, il sera vraiment difficile de trouver un groupe issu du dernier demi-siècle qui soit aussi singulier que les Faith No More de San Francisco. Formés en 1982 sur les cendres de diverses formations éphémères, par le noyau dur composé du trio Billy Gould (basse), Mike Bordin (batterie) et Roddy Bottum (claviers), ils auront connu en seize années d’existence gloire, déboires, moments de plénitude absolue et de déglingue radicale. Il faut dire que leur musique elle-même se révéla aussi puissante et dynamique qu’erratique et inclassable, à l’instar de leur mode de fonctionnement souvent bordélique et conflictuel : d’abord affilié par défaut au courant hard rock, tout en souscrivant par ailleurs à une forte influence post-punk, Faith No More stabilisera son line up progressivement avec l’arrivée du guitariste Jim Martin et du chanteur Chuck Mosley, sortant dans la foulée deux albums qui passeront relativement inaperçus à l’époque.
Le déclic qui allait totalement changer la donne pour eux se produira en 1988 avec la rencontre du très jeune (20 ans à peine) Mike Patton, lors d’un concert de son propre groupe Mr. Bungle, dont il était alors (et restera encore onze ans en parallèle) le vocaliste exubérant et énergique. Impressionnés par la prestation du bonhomme, le quatuor d’instrumentistes congédient Mosley sans ménagement (on verra par la suite que c’est presque une tradition chez eux) et intègrent Patton dans la foulée. Alors en pleine gestation de son troisième album, déjà intégralement composé, Faith No More donne deux semaines au petit nouveau pour écrire ses textes avant de poser ses voix sur le disque. Le résultat, The Real Thing, mélange détonnant de heavy metal, de pop et de funk, deviendra début 1990 un succès mondial un an après sa sortie, porté par le tube proto-metal-rap Epic qui placera le groupe sur la liste des incontournables du moment.
Donner un successeur à un tel carton ne fut pas une mince affaire, et c’est précisément là que la personnalité extravagante de leur nouveau chanteur interviendra : Mike Patton insuffle dans le processus de composition des nouveaux morceaux une forte dose expérimentale, amenant notamment des sonorités bruitistes limite industrielles dans le creuset initial du groupe, tout en proposant des performances vocales alternant refrains fédérateurs et incandescence rageuse.
Considéré par beaucoup comme l’un des disques les plus extrêmes jamais sortis sur un label major, Angel Dust se vendra moins que son prédécesseur aux Etats-Unis (bien que les vidéos des singles Midlife Crisis, Everything’s Ruined et, surtout, A Small Victory, se soient retrouvées abondamment programmées sur MTV) mais confirmera durablement la renommée du groupe en Europe. Pour enfoncer le clou, mais aussi brouiller un peu plus les pistes, Faith No More enregistrera dans la foulée ce qui reste à ce jour son plus gros hit à l’échelle mondiale : une reprise narquoise mais habitée d’un standard de la Motown, le classique Easy des Commodores de Lionel Richie.
C’est durant cette période que Jim Martin, exaspéré par la mainmise croissante de Mike Patton sur la direction musicale de moins en moins carrée du groupe, se montrera de plus en plus violent (psychologiquement comme physiquement) à l’encontre de ses partenaires, allant parfois même jusqu’à déclencher de véritables bagarres en tournée, en coulisses comme sur scène. Etrangement, après l’éviction du « gêneur », stipulée par un lapidaire et laconique fax « You’re fired ! » (« T’es viré ! »), si Faith No More verra son inventivité et son éclectisme décuplés, la formation subira aussi, dans le même mouvement, l’accroissement de ses tensions internes.
Pour ne rien arranger, la côte de popularité du groupe s’effritera progressivement et irrémédiablement : le pourtant brillant, éclectique et bouillant King For A Day… Fool For A Lifetime de 1995, enregistré avec le guitariste intérimaire Trey Spruance (par ailleurs vieux complice de Patton avec Mr. Bungle) sera très tièdement reçu par la critique et s’écoulera à deux fois moins d’exemplaires qu’Angel Dust, entraînant même l’annulation in extremis de la moitié des dates de concert du groupe.
Faith No More se retrouvera alors en studio avec un énième nouvel arrivant à la six-cordes, Jon Hudson (un ancien colocataire du bassiste Billy Gould), et ce qui devait devenir le disque de la renaissance critique comme publique s’avérera être de fait leur chant du cygne : coproduit par l’ex-Swans et très directif Roli Mosimann, Album Of The Year (compte tenu des circonstances, on aurait eu du mal à imaginer un titre plus cynique), bien que s’ouvrant comme jamais à l’air du temps (sur le très trip hop Stripsearch notamment), sera leur opus le plus sombre et le plus difficile, rendu à peine accessible par la sortie en single du slow torturé Ashes To Ashes. En guise de retour aux cendres, Faith No More se séparera dans l’indifférence quasi-générale en 1998, alors que Roddy Bottum, en pleine dépression et usé par les excès des années précédentes, jettera l’éponge, démotivant du coup tous ses comparses, déjà sur la brèche eux aussi.
L’histoire aurait pu s’arrêter là, et Faith No More rester dans les annales comme une formation pionnière et atypique, influente mais incongrue, le cul entre mille chaises : un groupe qui se sera montré capable du sublime comme du grotesque (voire du vulgaire), de l’élégance la plus évidente comme de la brutalité la plus crasse, lorgnant autant vers la pop la plus commerciale que vers les bas-fonds les plus extrêmes de l’âme (et de la musique) (in)humaine.
Leur chanteur Mike Patton avait juré, une décennie durant, qu’on ne l’y reprendrait pas, lui qui monta dans la foulée du split son propre label (le prestigieux et intègre Ipecac), initiant plusieurs projets pour assouvir sa soif inextinguible de défrichage musical (le terroriste Fantomas, les furieux Tomahawk, le plus électro et cinématique Peeping Tom ou encore l’italophile Mondo Cane, pour ne citer que la partie la plus visible de son monumental catalogue).
C’est donc à la surprise générale (et peut-être même à celle des premiers intéressés) que Faith No More, toutes bisbilles digérées, se reforma en 2009 (avec le dernier casting en date, à l’œuvre sur Album Of The Year) pour une série de dates européennes, puis une tournée mondiale plus conséquente durant les années suivantes. Que le groupe remette le couvert sur scène avec triomphe fut une chose (on se souvient que le lendemain de leur prestation au festival Rock En Seine, une grande radio nationale française démarra TOUS ses flashs du matin par l’info « capitale » selon laquelle les vétérans de Faith No More avaient « mis le feu » à Saint-Cloud la veille au soir, c’est dire), mais imaginer ces cinq-là se remettre à produire ENSEMBLE quelque chose de neuf, cela relevait quasiment du fantasme inatteignable.
Et pourtant, après dix-huit ans d’absence des têtes de gondoles, c’est bien revitalisé par ces retrouvailles inespérées que Faith No More propose aujourd’hui ce Sol Invictus, soleil invaincu autoproclamé, réalisé par Billy Gould et sorti sur leur propre structure montée pour l’occasion, enregistré en quasi-autarcie et en autoproduction, comme aux jours de leur fondateur We Care A Lot il y a pile trente ans. Et la référence en creux à l’Empire romain n’est pas anodine non plus, tant on a affaire ici à un véritable péplum sonore, certainement leur album le plus cohérent, homogène et direct depuis The Real Thing : l’effort de groupe est palpable, l’intérêt suprême du collectif étant placé, pour la première fois peut-être de leur carrière, bien au-dessus des contributions individuelles.
Dès l’introductif morceau-titre, porté par le piano implacable de Bottum (qui sera très présent tout au long du disque, supplantant largement les nappes de synthé des précédents disques), distillant une ambiance de gospel maléfique, tout est en place : la pulsation déroulée par Bordin, la guitare en embuscade de Hudson, la basse souterraine de Gould et, surtout, le bel organe, étendu sur six (6 !) octaves, de Patton. Juste ensuite, on est jeté sans ménagement dans l’arène, tels de vulnérables gladiateurs : de redoutables fauves sont lâchés sur le sauvage Superhero, emmené par un riff titanesque que ne désavouerait pas Jim Martin lui-même.
Construit tout en ruptures syncopées tournoyant autour des hurlements de Patton, le titre est, dans sa première moitié, rentre-dedans comme à la belle époque des plus gros tubes du groupe, avant de se finir sur un mantra obsédant (« Leader of men, leader of men, leader of men / Will you be one of them ? ») sur lequel Roddy Bottum plaque une progression harmonique digne des parties hallucinées proposées par le génial pianiste Mike Garson sur le mythique Aladdin Sane de David Bowie. Comme si le fantôme en transe de Sergei Rachmaninov s’était penché sur le berceau du morceau, la sensation d’abandon est réellement saisissante, telle un écho au cauchemardesque Malpractice qui, sur Angel Dust, samplait vicieusement un quatuor à cordes de Dmitri Chostakovitch interprété par le Kronos Quartet, pour un effet dévastateur.
Le plus léger Sunny Side Up alterne entre chanson pop tendue, digressions funky et chorus rock efficace, avant que le très dérangé Separation Anxiety ne remette les pendules à l’heure : on est ici chez Faith No More, et le maître des lieux a ses petites manies. Tel un psychopathe amoureux transi, Mike Patton se fait sournoisement langoureux avant de se mettre progressivement dans une colère noire, susurrant des admonestations flippantes comme s’il était penché sur notre nuque, harcelant nos sens et violant notre intimité.
La charge sonore produite par le groupe est à l’avenant, démarrant sur une tournerie drivée par la basse implacable de Billy Gould avant de finir en crise de nerfs insoutenable sous les coups de boutoir de Mike Bordin, les accords tranchants comme des lames de rasoir de Jon Hudson et les claviers horrifiques de Roddy Bottum. De tout le répertoire de Faith No More, passé inclus, c’est probablement l’un des moments les plus intenses, où la symbiose entre les cinq entités disparates se fait évidence agressive et butée : on ne sait pas si Mike Patton s’adresse à l’être convoité ou aux autres membres du groupe, mais on sent bien que lorsqu’il vocifère « You’re a PART of me, not APART from me », l’argument ne tolère aucune contradiction.
Le morriconien en diable Cone Of Shame ne relâche absolument aucune pression, nous plongeant dans une atmosphère de western malsain : si la voix de Patton semble se poser en mode storytelling, c’est pour mieux rebondir sur un break d’une puissance invincible comme un soleil de plomb écrasant de sa chaleur étouffante un canyon désertique. « I’d like to peel your skin off / So I can see what you really think » : si Sergio Leone avait réalisé Hellraiser en lieu et place de Clive Barker, ce morceau aurait fourni une bande-son idéale.
Ce qui est flagrant sur toute cette première moitié de l’album, c’est à quel point l’enthousiasme des musiciens est à son paroxysme, ultra-communicatif et d’une harmonie bien plus fluide que sur les derniers disques en date du groupe. D’ailleurs on sent bien que Jon Hudson, qui avait rejoint Faith No More en bout de course, à l’époque perturbée d’Album Of The Year, trouve ici un terrain autrement plus propice (et moins frustrant) à la mesure de son talent : sa guitare rutile, hulule et ensorcèle comme si sa vie en dépendait. La suite du disque, tout en étant moins abruptement violente, ne ralentit aucunement la cadence : Rise Of The Fall nous convoque pour un twist balkanique sautillant, Black Friday se pare d’un groove explosif qui rappelle les meilleurs moments du California de Mr. Bungle, et même le mid-tempo grinçant de Motherfucker, avec son phrasé hypnotique et sa rythmique militaire, maintient une tension palpable à l’extrême.
Après l’épique Matador, qui s’étend sur plus de six minutes obsédantes dans une atmosphère proche de celle de l’apocalyptique et hédoniste King For A Day (le morceau) d’il y a vingt ans, Sol Invictus s’achève en trompe l’œil, par le roublard et presque intimiste From The Dead, qui nous gratifie d’un sardonique « Welcome home my friend » alors que le disque nous ramène à la maison, plus très sains ni vraiment saufs.
La grande force de Faith No More, à leur sommet, est d’avoir assumé avec panache la « friction » (on ne parlera pas de « fusion » de peur d’évoquer maladroitement un sous-genre avec lequel ce groupe n’a finalement jamais eu aucune affinité réelle) entre la folie furieuse et élastique de Mike Patton et le cadre (plus que carcan) incompressible érigé en véritable machine de guerre par les quatre autres (toutes périodes confondues). Evidemment, le chanteur est bien plus « libre » de délivrer tout le chaos vertigineux dont il est capable sur tous les autres projets dont il est l’instigateur, mais au sein de cette formation-ci (peut-être précisément parce qu’il n’en est pas directement à l’origine), le contraste donne lieu à un spectacle plus sidérant encore : celui d’un animal diabolique rare, qui se sert de sa cage comme d’une arme d’émancipation, du format de la chanson comme d’un cheval de Troie pour corrompre ses propres limites, et de ses camarades de jeu comme d’un groupe de matons efficaces mais tout acquis à sa cause.
Sol Invictus est alors bien plus que l’album du grand retour : après de longues années de rancœur, des disques réalisés sous la contrainte avec le douloureux couperet du compromis, il synthétise en quarante minutes tout ce que Faith No More a toujours voulu être sans forcément se trouver dans les bonnes conditions ou au bon moment pour pouvoir l’exprimer pleinement.
Folie, puissance et partage : bienvenue chez vous, les gars.
Sol Invictus est sorti le lundi 18 mai 2015 en CD, vinyle et digital via Reclamation Recordings, en écoute intégrale ici.
Faith No More sera en concert en France le samedi 20 juin 2015 dans le cadre du festival Hellfest, à Clisson (44) et Addict sera présent en direct du Hellfest (comme annoncé ici par Jism) pour partager avec vous ces moments enfiévrés !