[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#33cccc »]À[/mks_dropcap]pile ou face la vie se révèle toujours être les deux côtés d’une même pièce, à condition d’en avoir une en poche… Si tous les bien-pensants et autres gourous de la positivité-à-toute-épreuve se gargarisent d’un plein accès au bonheur d’être soi-même (surtout) dans la misère la plus totale, c’est sans doute parce que ces derniers ont pu empocher une sérénité sonnante et trébuchante grâce à leurs précieux conseils publiés par milliers !
En effet, à quel développement personnel peuvent prétendre celles et ceux qui vivent au rythme du moindre centime supplémentaire s’ajoutant sur le ticket de caisse ? Comment être soi lorsque l’on doit voler un paquet de pâtes par-ci par-là, ensevelir les factures à régler dans le fond d’un tiroir sans clé, flirter avec l’illégalité sans trop se compromettre ? À travers Feel Good, la féroce lucidité de Thomas Gunzig offre, moyennant un prix unique de 20€, non pas un Manuel de survie à l’usage des incapables (éditions Au Diable Vauvert, 2013), mais un feuilleton piquant, méchamment drôle et doux-amer.
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« Elle avait lu des articles sur le bonheur dans lequel des psychologues expliquaient que l’argent n’était que rarement un facteur de bonheur, que ce qui comptait c’était la qualité des relations sociales, c’était la possibilité de se « réaliser dans quelque chose », que c’était cultiver « l’estime de soi », « faire la paix avec son passé », « développer sa créativité ». « Qu’ils aillent se faire foutre avec leurs articles », s’était-elle dit. «
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Phrase leitmotiv du personnage d’Alice, mère célibataire se retrouvant sans emploi à l’âge de 48 ans, cette défiance envers les articles et leurs tendances doucereuses à moraliser avec bienveillance se traduit par une absence désabusée à sa propre existence chez Tom, écrivain publié mais sans reconnaissance. Alors que, chacun de leur côté, ces deux ombres vont subir l’assaut de la réalité et ses comptes à rendre (prière de réviser votre arithmétique avant la lecture de l’ouvrage), la solution inconsidérée d’Alice pour s’en sortir financièrement va les réunir autour d’un projet inattendu.
Les humains sont fait de trois choses : les os, les muscles et les souvenirs. Enlevez une de ces choses et c’est terminé. Enlevez une de ces choses et il ne reste rien.
Et rien, c’est ce à quoi se heurte Alice après avoir kidnappé une petite fille devant une école huppée : rien ni personne ne réclame l’enfant, et de surcroît, ne répond à la demande de rançon. Enfin, il y a bien Tom, qui se retrouve à échanger par mail avec cette étrange ravisseuse ; Tom dont l’imagination littéraire s’emballe : voilà l’histoire qu’il attendait d’écrire depuis tout ce temps, voilà l’histoire qui va le rendre célèbre et estimé !
Ce n’est pourtant pas exactement ce qui va se passer, une histoire va bien s’écrire, oui, mais sur la base d’un « braquage culturel » rapidement bankable : nos deux précaires héros vont composer un feel good book !
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« – C’est quoi le feel good book ?
– C’est un « livre pour se sentir bien ».
En gros, on doit présenter la vie sous un angle positif, faire des portraits de personnages qui traversent des épreuves compliquées mais qui s’en sortent grandis. (…) il y a pas mal de psychologie à trois sous, des notions pas du tout approfondies, des choses très basiques que le lecteur doit saisir en un instant(…) »
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Si la plume de Thomas Gunzig se veut bien évidemment taquine et grinçante, c’est tout simplement parce qu’elle est à l’image de son sujet : l’hypocrisie d’un système normalisateur et cannibale.
Ses portraits ne sont pas cliniques, mais d’une pâleur enjouée : ils décrivent des vies qui trépassent avant même d’être véritablement passées. Ses descriptions sont rythmées par un besoin d’oralité, comme si tous ces constats ubuesques devaient être lus à haute et (si possible) intelligible voix. Ce qui donne au roman du corps, du cœur et de l’esprit, sans pour autant lui ôter son propos acéré et railleur.
De fait, en déroulant un face-à-face entre le métier d’écrire et celui de survivre dans une société, Thomas Gunzig exhibe la zone d’inconfort, la fragilité, ainsi que le sentiment d’abandon qu’exploitent l’industrie du livre, les réseaux sociaux et autres administrateurs d’une pleine conscience tarifée.
Pourtant, le roman ne cède pas à la fable politique, et conserve une fraîcheur de ton qui nous embarque littéralement dans cette intrigue truculente, dont on suit aussi joyeusement les personnages que l’arnaque.
Rires jaunes, humour gris et anti-héros introvertis, Feel Good vous enlèvera très certainement le pain de la bouche pour n’en laisser que l’eau, sans pour autant vous confier sa recette… car pour se sentir bien, la meilleure façon de faire reste de commencer par aller mal.
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Feel Good de Thomas Gunzig
Paru aux éditions Au Diable Vauvert, le 22 août 2019
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