“Une âme contemplative est à charge à tous les désoeuvrés remuants qui couvrent la terre :
l’imagination et le recueillement sont deux maladies dont personne n’a pitié”
Alfred de Vigny, Chatterton (1835)
Prologue
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[mks_dropcap style= »square » size= »52″ bg_color= »#000080″ txt_color= »#ffffff »]A[/mks_dropcap] L’Aube, pont central du premier EP de Feu!Chatterton (un 5 titres aussi dense qu’un album) contient déjà tous les thèmes chers au groupe. Cette chanson n’est pas reprise dans Ici Le Jour (A Tout Enseveli) mais je la vois comme un prologue à l’album.
Il y est question de départs. De voyages rêvés qui sont autant de fuites. Des séparations à venir mais déjà opérées. Des démons qui nous hantent. De la flamme qui nous anime tout en nous consumant. Du sexe comme découverte et comme perte. Et tout est contenu, pour moi, dans ce Ouais il faut bien s’arracher qui abîme autant qu’il enflamme.
Un condensé des classiques romantiques : L’Amour, La Mélancolie, La Mort, La Société, L’Exotisme, La Nature, L’Infini, La Nuit, Le Rêve.
Extraits :
Nous étions frère un jour et les choses ont changé, il est parti 18 mois à l’autre bout de la terre.
Et si nous avons pleuré ensemble ce jour de septembre où nous nous sommes quittés c’est qu’on savait que l’infini tendresse, la mémoire et le téléphone mobile sont peu de choses contre la distance, que tout allait changer. Ouais il faut bien s’arracher!
Il y a l’âge libre avant la vie domestique qu’on attend tous comme sentence absurde et nécessaire et puis ces chimères à fuir que l’on pense laisser à la porte des avions long courrier. Il faut choisir, la vie est ailleurs, voilà ce qu’on se disait. Il est parti.
On découvrait comme tout le monde le péril de toute véritable entreprise de séduction et la saveur des lèvres maladroites et conquises.
On apprenait aussi par cœur les mystères âpres et charnus du con féminin que l’on touche d’abord avec les doigts.
Et surtout l’insolent et naïf sentiment de liberté, les poumons amples quand l’on prend la route du voyage pour la première fois.
Il est parti. C’est qu’il se lève à l’aube.
Et c’est au matin que commence le voyage. Le démarrage en trombe signe la fuite de celui qui n’a jamais eu l’intention de s’attarder, laissant loin derrière l’âme chérie. L’abandonnée, Ophélie, est orpheline.
Ophélie est un personnage shakespearien devenu mythique. Rendue folle par un amour impossible elle se suicide. Dans La Tragique Histoire d’Hamlet, prince de Danemark, Polonius, le père d’Ophélie craint le dessein d’Hamlet qu’il croit fou. Polonius pense qu’Hamlet convoite la virginité de sa fille sans intention d’union. Hamlet tue le père d’Ophélie sous ses yeux, elle en perd la raison. On retrouve l’orpheline noyée. De nombreuses peintures la représentent au clair de Lune, avec des fleurs, sa chevelure et sa robe étalées autour d’elle, flottant sur l’onde, paisible, semblant plus endormie que morte.
Ophélie par Alexandre Cabanel
C’est également l’image de Thomas Chatterton, poète maudit, représenté par Henri Wallis dans La Mort de Chatterton (1856).
Le jeune homme de 17 ans, aux traits androgynes, repose sur sa couche, une fiole de poison à ses pieds. Refusant de mourir pauvre et ignoré, il préféra se donner la mort. Le poète, dont le talent ne fut reconnu qu’après sa mort, devint la figure romantique du génie maudit. Feu ! Chatterton.
L’amour jusqu’à la folie et la mort comme une fuite, tout est ici lié dans une vision si romantique. Le malaise exprimé offre une certaine beauté accompagnée d’un bonheur. Comme Victor Hugo le dit dans Les Travailleurs de la Mer « La mélancolie est un crépuscule. La souffrance s’y fond dans une sombre joie. La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste«
Amour fou dingue peur panique je flingue cœur canif. Goodbye Ophélie. Ophélie de mes pleurs. Ma douce orpheline.
Quittant Ophélie dans un accès de peur, la fuite se poursuit à un rythme d’enfer.
Et quand tout fout le camp je prends la poudre d’escampette
Est-ce la folie qui pousse à la fuite ou la folie qui est une fuite? Dans Hamlet, le fils du feu roi feint d’être fou et tente de venger son père. Le spectre de ce dernier a en effet révélé à Hamlet que Claudius, frère et successeur du défunt roi, l’aurait assassiné. Mais il semble incapable d’agir et son comportement de plus en plus étrange inquiète la Cour. A Elseneur, sur l’île de Zélande, Hamlet a des hallucinations, on le croit Fou À Lier.
Cette île est-elle ici réelle, abandonnée ou bien dans ma tête ? Récifs peuplés de sirènes qui disent que je suis fou à lier
Fous dingues, amoureux passionnés, amoureux malheureux, génie méconnu … il nous faut oublier, Le Long Du Léthé.
Le Léthé est, dans la mythologie grecque, le fleuve de l’oubli, comptant parmi les 5 fleuves coulant dans les Enfers. Les Enfers désignant le royaume des morts. Les âmes pures buvaient avec avidité les eaux du fleuve dont la propriété était d’effacer toute trace du passé. Vierges de toute mémoire, ces âmes pouvaient alors renaître à la vie. Le Léthé coulait avec lenteur et silence. C’était, disent les poètes, le fleuve d’huile dont le cours paisible ne faisait entendre aucun murmure. Il séparait les Enfers de ce monde extérieur du côté de la Vie.
J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie ; Je viens chercher vivant le calme du Léthé
Alphonse de Lamartine, Le Vallon, dans Méditations poétiques (1820)
Le Long Du Léthé le rythme se ralentit et la musique accompagne le fugueur fou qui reprend la route de la maison. Le départ flamboyant s’était fait à l’aube dans un bruit de moteur, le retour à la vie se fera discrètement de nuit, au son des pas du marcheur.
Et je ne suis plus moi-même. Marcher pour rentrer chez soi. Des plaques de gaz ponctuent le chemin de mes Docs.
La vie, l’amour, la mort, l’oubli. Vie et Mort se retrouvent entremêlées dans La Mort Dans La Pinède, comme les flammes (la vie) le sont au feu (la mort). Car si le destin des héros ne peut être, dans une vision romantique, que tragique, il est pourtant une autre mort parfois plus crainte encore. Celle-là même que le père d’Ophélie, se méfiant du Fol Hamlet, redoute pour sa fille. La Mort Dans La Pinède délocalise la scène loin des terres Scandinaves. Les amants ont 17 ans, comme Thomas Chatterton au moment de son suicide, et ils découvrent l’amour et sa petite mort.
Toutes les premières fois, louches, l‘amour est maladroit, gauche.
Sache que souvent ça déçoit, qu’on le fasse dans les bois, dans la chambre d’hôtel ou dans l’aube du soir
Toutes les premières fois, il faut que l’on sache déchoir, se perdre, mieux vaut fermer les yeux
C’est là l’un des plus beaux textes de la chanson française sur la première fois, depuis Brassens et son titre Il suffit de passer le pont … Le Pont Marie?
Dans A l’Aube il y avait l’âge libre avant la vie domestique, qu’on attend tous comme une sentence absurde et nécessaire. Dans Le Pont Marie, nus et debout sur le parapet nous crions que cette fin-là elle est heureuse. Petite, couchons-nous volages dans le lit du fleuve, celui du mariage est plein d’acariens. Que dis-tu de prendre large avant qu’il ne pleuve ?
Pourtant c’est une vision plus dépassionnée et réaliste qui nous est proposée. On ne plongera pas cette fois dans l’eau de rose. La tension monte progressivement tout au long du titre et après une partie instrumentale illustrant un saut dans le vide, la fin est joyeuse et libératrice, Si tout doit sauter soyons les premiers.
De jeunesse et de révolte il est question également dans Porte Z, qui est, peut être, une évocation du Plaine, Ma Plaine. Chant traditionnel Russe, c’est un hymne guerrier d’encouragement aux jeunes héros de l’Armée Rouge mise sur pied dans l’ancien Empire Russe par le nouveau pouvoir bolchevique, à la suite de la révolution d’Octobre 1917.
Plaine, ma chère plaine, large plaine, ma chère plaine ! Une plaine et des chœurs d’enfants
Des héros marchent à travers la plaine, Rien n’était plus beau qu’aujourd’hui
Rien n’était plus beau qu’aujourd’hui Le soir tombait comme un rideau métallique
Ah ! Ce sont les héros de l’Armée rouge. Les jeunes gens s’en allaient
Aujourd’hui, les jeunes filles sont tristes, Et le jour avait une couleur d’été, de printemps
Leurs amants sont partis pour longtemps Des milliers d’avions éventraient le ciel
Ah! Leurs amants sont partis à l’armée Mais nous n’avions peur de rien
Dans Le Pont Marie et Porte Z on entrevoit cet aspect de la vision romantique du malaise qui frappe les Hommes, victimes d’un monde économique où vivre dignement est une lutte. Le matérialisme bourgeois et les progrès intellectuels s’accompagnent d’un vide spirituel, d’un ennui profond. La société et la révolte que son fonctionnement suscite, c’est une des interprétations possibles de Côte Concorde, titre désormais emblématique du groupe.
Côte Concorde livre un texte hyper-réaliste sur un fait d’actualité. La description poétique de l’événement n’en est pas moins quasi journalistique. La métaphore du navire chargé de symboles du capitalisme et se retrouvant à la dérive, abandonné par son capitaine, offre un commentaire distancié, sans affect, d’une société consumériste où chacun joue son rôle.
L’homme amusé depuis la dune qui observe le drame, n’est-il pas chacun des lecteurs/spectateurs des drames quotidiens diffusés dans tous les médias?
L’orgueilleux capitaine qui tarde à lancer les feux de détresse, évoque les dirigeants qui préfèrent fuir en parachute que d’assumer la responsabilité de leurs erreurs.
Le vaisseau à la panse alourdie de spas machines à sous qui parade devant la rive est à l’image de l’écart sans cesse croissant entre extrêmement riches et extrêmement pauvres.
Et enfin un si petit rocher qui voulut croiser ta course, pirate somnolant mille fois dérangé par tes fols néons et le bruit de ta bourse, le sans-dent indigné qui réclame le renversement.
Du ciel tombent des cordes, faut-il y grimper ou s’y pendre? Sur le pont du Côte-Concorde, cinq étoiles dans la nuit sont mortes.
Pour ceux qui ne sauteront pas du Pont Marie, le confort d’une vie adulte routinière et prévisible semble inéluctable. Le système nous emportera tous. La critique de la société entamée dans Côte Concorde se poursuit dans Boeing.
Dans A L’Aube, qui semble être le nœud central d’où jaillit la source, il y avait ces chimères à fuir qu’on croit laisser aux portes des avions long courrier et la peur de s’engraisser ici, que le confort nous abêtisse. Dans Boeing la critique est acerbe, l’avion dont la superbe fascine, penche à cause de ses passagers indigestes. Cette passion pour les moyens de transport donnera-t-elle lieu à une série de titres inspirés sur le thème, comme le suggère le chanteur lors des concerts ? Je le souhaite.
Et où nous porte cet avion qui penche? Vers le Pays des Palmes … Instrumental en forme d’interlude préparant à la dernière partie de l’album. Le pays des palmes, c’est ainsi que l’on surnomme la région des Zibans qui s’étend à l’Est et à l’Ouest de Biskra dans le Sahara algérien. Appelé Pays des Palmes en raison des nombreuses cultures de dattiers qui s’étendent là, il était considéré comme un véritable éden à la fin du XIXème siècle. Eden où venaient se ressourcer à la fois les riches européens lassés de la côte d’Azur mais également tous les débiles en quête d’un soleil thaumaturge. Et je ne peux m’empêcher de penser à ces mots extraits du roman inachevé, Axël, datant de 1885, de Villiers de l’Isle-Adam, père du symbolisme.
Dis, cher aimé, veux-tu venir vers ces pays où passent les caravanes, à l’ombre des palmiers? …
Où l’hiver tout en fleurs humilie le printemps des autres contrées ?
Est-ce de cela dont il s’agit dans cet instrumental tout en délicatesse et évocations subtiles, entre harmoniques et componium ? Je ne sais mais je me plais à le croire. Retour aux origines ou errances touristiques, tout nous porte au voyage. L’avion vire à l’Ouest et nous transporte vacanciers à Harlem. Harlem et ses images dépaysantes soudain effacées par un regard critique sur le consumérisme touristique, la mercatique et le tout est partout pareil.
Poursuite du périple plus au Sud, retour à l’Amour et à l’Exotisme dans La Malinche. La Malinche est une figureHarlem populaire mexicaine. Cette femme d’origine indienne accompagna Hernán Cortés dans la conquête espagnole du Mexique. A la fois victime et symbole de trahison, son nom est à l’origine du terme malinchismo qui s’utilise pour caractériser la préférence de l’étranger plutôt que du national.
La Malinche, amante sud-américaine qui séduisit l’Européen conquérant, évoque le célèbre roman de l’Abbé Prevost, Manon Lescaut, où Des Grieux, jeune homme de 17 ans, renonce à son statut social pour suivre jusqu’au bagne des Amériques « sa Manon adorée », une fille de mauvaise vie. De ce roman, Dumas fils s’inspira pour écrire une oeuvre presque autobiographique, La Dame aux Camélias. L’héroïne, Marguerite, est une courtisane qui renonce à sa vie tapageuse pour suivre Armand, un jeune bourgeois. Une fois encore le rôle du père est prépondérant, mais cette fois c’est celui du jeune amant qui provoque la fin de cette liaison, obligeant Marguerite à rompre sans plus d’explication. Jusqu’à la mort de Marguerite, Armand sera persuadé qu’elle l’a trahi avec un nouvel amant, et quitté volontairement. Marguerite meurt abandonnée et sans ressources.
Dumas réhabilite ici l’image de la femme entretenue. De jouet frivole, l’irrégulière devient une victime de l’égoïsme bourgeois. Marguerite renonce au luxe d’une vie libre puis à son amour lui-même. Mais sa sincérité reste cachée au monde. Elle est ainsi la victime du préjugé qu’une lorette (nom donné aux maîtresses installées et partagées par plusieurs amants, dans le Paris du XIXème siècle) n’aurait pas de vertu.
Les Camélias ferment donc le bal. Reprenant les thèmes chers aux Romantiques qui sont abordés tout au long de cet album magistral. Et toujours avec cette même poésie réaliste qui aurait tout aussi bien pu inspirer autant de films (Sous Les Toits de Paris de René Clair, L’Atalante de Jean Vigo, Les Enfants du Paradis de Marcel Carné, et tant d’autres) ou de peintures (L’Origine du Monde de Gustave Courbet, La série des Fleurs de Henri Fantin-Latour, L’île des morts d’Arnold Böcklin, Mélancolie d’Edvard Munch, etc.)
A travers ce voyage littéraire, qui n’est qu’une pure interprétation de ma part, autant d’élucubrations nées des images véhiculées par les textes de Feu! Chatterton, je souhaitais partager l’immense admiration que j’ai pour cet album. Que pouvait-on attendre de ce groupe après un premier EP chargé de morceaux tous plus forts les uns que les autres? Que pouvait-on espérer de mieux après ce Côte Concorde aussi énorme qu’impressionnant? Un titre qui aurait pu dévorer tout cru les cinq jeunes hommes. Aux premières écoutes de Ici Le Jour (A Tout Enseveli) j’ai craint la longueur de l’album, 12 titres c’est beaucoup pour un premier essai. J’ai craint la noyade, une sorte d’édition augmentée de l’EP où la dilution aurait eu raison du talent. J’ai craint la lassitude ou l’overdose, trop d’émotions, trop d’éléments, le rococo élevé au rang de modèle. Pourtant il n’en est rien. Il faut quelques écoutes pour apprécier tous les contours de ce fleuve incandescent, pour appréhender toutes les subtiles nuances des paroles. Mais pour ceux qui s’y attarderont il renferme trésors et merveilles.
Épilogue
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Aborder ce premier LP de Feu! Chatterton par le biais des textes s’est imposé comme une évidence, car à l’écoute des titres, c’est d’abord la voix et les mots du chanteur qui percutent. Mais ils ne seraient sans doute pas grand chose sans les riches compositions du groupe. La musique puisant tout à tour dans le rock, l’électro, le blues, la java et le slam accompagne, porte et transcende les mots. Sur scène, le jeu des cinq garçons révèle complicité et ferveur, et c’est communicatif. Le public est conquis et chante en chœur des paroles apprises par cœur, par amour.
Encore un peu verts en live, les musiciens le sont. Arthur le chanteur semble plus aguerri et sa voix profonde et puissante mais remplie d’émotions communique instantanément, aussi bien dans le chant que lorsqu’il intervient entre les titres, d’infinis frissons de bonheur et de douleur.
Ici Le Jour (A Tout Enseveli) enrichit la chanson française de titres exceptionnellement bien écrits et la musique internationale de joyaux indémodables. A écouter, à chanter, à danser.
Ad vitam æternam
Ici Le Jour (A Tout Enseveli) est sorti le 19 Octobre chez Universal
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Help ! avis à l’auteur de cet article et à ses lecteurs :
La mélodie de la très jolie chanson « le long du lethé », me semble vraiment inspirée d’une autre chanson; je l’ai sur le bout de la langue, mais impossible de la trouver. Quelqu’un a t-il une idée?
J’aurais été intéressé par un article d’Edouard sur le second album de Feu ! Chatterton, un pur chef d’oeuvre pour moi. Je vois pas d’autres albums à la hauteur dans l’Hexagone depuis des lustres. Il y aura un avant et un après « L’oiseleur » dans l’histoire du rock français.