[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#C0133C »]N'[/mks_dropcap]y allons pas par quatre chemins, Fief est une révélation. Avec un grand R et à tous les sens du terme. Car “révélation” a bien plusieurs sens, et Fief réalise l’exploit de les embrasser tous à la fois. Pour mieux comprendre, passons finalement par quatre chemins… Le dictionnaire sera notre guide. L’éloge de Fief notre destination.
A la recherche du fief perdu
“Action de dévoiler, de faire connaître quelque chose”. Telle est la première entrée du Larousse pour “révélation” et le premier tour de force de David Lopez. Le jeune auteur parvient en quelques scènes anodines à lever le voile sur un monde hors des radars. Géographiquement, ce n’est pas tout à fait la ville, ni tout à fait la campagne. Ce n’est pas à proprement parler une banlieue, mais ce n’est pas non plus un village reculé. De ces villes nouvelles si nombreuses, devenues vestiges précoces, nous n’entendons jamais parler. Ni à la météo, ni au 20 heures. Ni en bien, ni en mal. Ce fief est un territoire intermédiaire, anonyme, perdu dans un brouillard taiseux.
Dans cette zone de flou, les vies aussi sont floues. La jeunesse essaye d’être jeune. Mais sans horizon, elle tourne inlassablement dans les mêmes ronds de fumée. Les seules folies consistent à dealer gentiment, jouer aux cartes, dragouiller comme on peut. Les potes sont là pour partager le vide, aider à tuer le temps. Et l’on se retrouve sans bien savoir pourquoi à répéter inlassablement la même soirée fumette, comme des cornichons dans un bocal enfumé. Voilà ce que traverse Jonas, le héros désinvolte de ce roman sans intrigue : une adolescence qui se consume lentement, soirée après soirée, clope après clope, taffe après taffe.
Alors certes il ne se passe pas grand chose, mais ce pas grand chose ressemble à la vie. Ça sent le vrai (et un peu la beuh). C’est le premier tour de passe passe du roman : dévoiler ce qui est le plus difficile à dévoiler : le vide.
Le véritable héros, c’est la langue
Pour ce faire, David Lopez n’a pas vraiment le choix, il doit inventer. Le langage commun, le style académique, la prose mondaine ne peut pas raconter ce monde cru. Il doit aller chercher du nouveau pour nous dire le banal. Il se doit de trouver un autre rythme, une nouvelle pulsation. Nous apprendre à lire autrement, nous faire une révélation au deuxième sens de notre Larousse : “information nouvelle ou élément inédit”.
Alors David Lopez fait jazzer les mots. Personne en effet n’avait écrit comme lui avant Fief. C’est assez rare pour être mentionné. Ça passe évidemment par des inventions formelles, par des trouvailles lexicales. Mais lire des dialogues sans tiret cadratin c’est une chose. Oublier qu’il y eut un jour des tirets et voir défiler les pages aussi vite qu’un round de boxe, c’en est une autre.
Comme d’autres grands avant lui, David Lopez torture la langue de Molière pour le plus grand bonheur de ses lecteurs. C’est direct. C’est puissant. C’est drôle. C’est jubilatoire. Il pourrait nous expliquer les règles d’un jeu à boire ou nous commenter le match de foot du dimanche matin qu’on trouverait ça formidable. C’est d’ailleurs ce qu’il fait. Et c’est formidable. Il nous fallait un David Lopez pour inscrire dans le marbre littéraire les nouvelles flambées de violence du langage.
Un uppercut littéraire
Mais attention, Fief n’est pas seulement une belle imitation du réel. Ce serait déjà pas mal, mais David Lopez tape un cran au-dessus : à hauteur de littérature.
Depuis Baudelaire on le sait, la littérature est fille de l’Ennui. Notre jeune novice renouvelle l’exploit : il attrape l’ennui par les cornes, le fait valser, et nous l’envoie en pleine figure. S’il ne se passe rien dans l’intrigue, le choc est tout entier dans les mots. David Lopez est sur un ring, face à face avec le langage. Il n’esquive pas. Il sue sang et mots. Il tape là où ça fait mal. Il donne de gros uppercuts dans le style. Quitte à faire vaciller le lecteur.
Pourtant, une fois dans le rythme, on y prend goût. Et voici que le vide prend vie. Cette bande de bras cassés aux bras ballants devient notre bande. Elle a beau ne rien faire, on fait rien avec elle. On parle comme les personnages. On fume, on traîne, on joue, on pense comme eux : bref, on vit avec eux. De ces vies sans destination, David Lopez nous fait goûter le chemin. On n’est plus tout à fait nous même. Par la simple magie du verbe.
Alors on en tire deux conclusions : nous sommes bien en présence d’un spécimen rare de littérature. De ce travail acharné à réinventer le langage à l’école de la rue. Et, une fois qu’on s’en rend compte, on reste comme “frappé, saisi, touché par la Révélation” (Larousse, 2017).
Révélation de la rentrée 2017
Fief est un premier roman coup de poing. Son auteur cogne sur la tête de la rentrée pour qu’on ne l’oublie pas. Il faut dire que chaque rentrée n’accouche pas si facilement d’un nouvel écrivain. Avec Fief, pas de doute : un auteur est né. Et même s’il tient plus de Céline que de Balzac, il nous offre avec panache, le remake nécessaire des scènes de la vie de Province.
Dans cette litanie de louanges, j’aurais un seul bémol : Fief est trop bref. Le gong sonne trop tôt. A trop trimer, l’auteur a peut-être manqué un peu de souffle. David Lopez s’arrête avant la fin du troisième round, et nous laisse sonnés. Dommage, on aurait bien repris une petite claque.
Fief de David Lopez
Paru aux éditions du Seuil, août 2017