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Lorsque je découvre le vignoble beaujolais, je n’en attends pas grand-chose. C’est un boulot saisonnier comme un autre, que j’accepte à reculons pour payer mon bois de chauffage. J’apprends en route que nous vendangerons les coteaux les plus élevés de la région, qu’on voit le Mont Blanc depuis le château, lorsque les matins sont clairs. L’accès se fait par une route sinueuse qui s’entortille autour d’un pierraille ocre et brisée. La déclive est importante, si bien qu’ici, la mécanisation n’est pas encore une option. La vue est spectaculaire : nous voyons si loin que l’horizon s’efface. D’autres équipes travaillent déjà le fruit au fond de la vallée, se massent entre les ceps en grappes bigarrées. La voiture grimpe, louvoie jusqu’à atteindre cette maison de pierre que nous habiterons durant les semaines à venir, un peu à l’écart du domaine et du chai.
Nous sommes une trentaine. Je suis surpris de découvrir que les autres vendangeurs sont des débutants, hormis une poignée d’habitués. Ils sont là pour les mêmes raisons que moi : mettre un petit billet de côté en prévision de l’hiver. Il n’en faut guère plus pour que d’évidentes affinités apparaissent. Toutes auraient paru improbables en bas. Punks tchèques, slameurs de Seine St Denis, étudiants africains, artistes de rue, théâtreux, musiciens du cru. Ici, les différences s’effacent d’elles-mêmes, font retraite jusqu’à pouvoir accommoder les différences des autres. Nous deviendrons une famille en l’espace de quelques jours. Je pèse ces mots, et je les assume. Une famille. Elle sera différente chacune des six années que je reviendrai, mais les liens seront à chaque fois aussi forts.
Notre employeur fait son apparition avec la nuit, le chef de chai, qui a une dégaine de cowboy, l’accompagne. Ils portent des caisses de bois. Pendant tout le séjour, à l’heure des repas et à l’occasion des pauses, ce sera vin à volonté. Ce soir, on veut d’abord nous faire découvrir à quoi servira notre labeur, qui s’annonce rude. Les bouchons sautent. Les verres s’emplissent de coulées carmines et le brouhaha s’estompe. Le vin s’appelle « Les Gatilles », en référence aux petits lézards qui habitent les murs et les roches du domaine. Nous sentons, d’abord. Nous avalons ensuite.
J’ai toujours bu du vin régulièrement, mais sans m’y intéresser outre mesure. L’ivresse se suffisait à elle même. Mon palais est habitué à la facilité. Ce qui s’y déverse ce soir-là est autre chose. C’est minéral et épicé, âpre et astringent, avec un parfum fruité de terre et de tannin. C’est un goût qui raconte quelque chose, qui raconte une histoire, bien plus clairement que les bordeaux apprivoisés que je bois à l’accoutumée. Il y a une interaction dont je n’ai pas l’habitude. C’est un breuvage qui exige quelque chose en retour.
Je découvre, pour la première fois, comment on parle d’un vin, et comment un vin parle de lui-même. Il n’y a pas de retour en arrière après ce premier soir. Je ne pourrai plus jamais boire de ces vins apathiques qui n’ont pas de voix, ou alors pas sans un certain mépris. C’est qu’il faut lui donner aussi, à cette vigne. Nous finirons tous avec les mains découpées à la serpette et au sécateur. Je crois que la différence est là. Les machines du bordelais ne saignent pas.
Les années suivantes, il m’est arrivé de regarder les bouches, les gosiers joyeux qui avalaient ce vin que j’avais aidé à récolter, tout en me figurant mon sang dans chaque gorgée. J’ai aimé me dire que dans les histoires que racontaient ces cuvées, un ou deux mots étaient peut-être bien de moi.
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Patrick K. Dewdney est auteur de Ecume publié dans la collection Territori de la Manufacture de Livres.
Il est né en Angleterre en 1984 et vit en France depuis l’âge de sept ans. Il a déjà publié Crocs dans la collection Territori, Neva, chez les Contrebandiers, Il travaille à une saga de fantasy au Diable Vauvert.
Merci à lui de nous avoir offert ce texte.
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Merci pour ce joli texte! Jai vécu dans le beaujolais et j’adorais cette region.. et son vin!