[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]T[/mks_dropcap]rois générations, trois continents et près de 80 ans d’histoire : c’est le cadre du premier roman ambitieux de l’irlandaise Paula McGrath, qui nous invite à la suivre dans un fascinant voyage au cœur de l’héritage familial et des liens transgénérationnels. Entendez par là les « valises » que chaque génération lègue à la suivante, ces traumatismes et ces répétitions de situations et d’événements qui semblent parfois d’une continuité inébranlable. Ces liens qui nous attachent malgré nous, à travers le temps et l’espace, sont au centre de ce roman original et intrigant, qui devrait faire parler de lui en cette rentrée littéraire de janvier…
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]e roman commence en 1958, lorsqu’un émigrant de 25 ans quitte la douce et verte Erin qui l’a vu naître pour le Canada, une boîte de tabac en fer blanc en poche, et un travail dans une mine comme seule perspective d’avenir. Ne sachant rien de ce qui l’attend ni de ce que sera demain, il représente la première génération de l’histoire, celle dont les expériences seront le point de départ des chemins que suivront ses descendants.
« C’est pourquoi tu es là, loin de chez toi. Tu as vingt-cinq ans. Tu ne sais rien de ton avenir, de la femme que tu épouseras, de vos futurs enfants : l’inconstante, le sérieux, et celui qui défera tout ce que tu t’apprêtes à commencer. »
Mais c’est l’année 2010 qui est au cœur de ce roman kaléidoscopique, construit comme un film choral (plusieurs personnages, d’importance relativement égale, évoluent dans diverses sous-intrigues qui se croisent). Chaque chapitre porte donc le nom de celui ou celle qui est au centre de l’intrigue et dont on découvre le visage au fil des pages.
États-Unis. Quelque part aux environs de Chicago, Illinois.
C’est Joseph Martello, dit Joe, qui ouvre le bal, le personnage énigmatique autour duquel se cristallise l’intrigue principale. Propriétaire d’une ferme dans laquelle il développe l’agriculture biologique, il vivote grâce au prêt consenti par son père et à ses ventes sur les marchés. Ce célibataire grincheux d’une trentaine d’années, portrait du parfait antihéros, est loin d’être sympathique. Sa maison, totalement laissée à l’abandon et comparée à celle « de la famille Addams » par un des personnages, rivalise avec une porcherie. Et il ne prend guère d’avantage soin de lui, portant les mêmes vêtements nuit et jour, pendant des semaines. Fils unique, il passe chaque jeudi devant la maison familiale sans jamais s’y arrêter, au grand dam de sa mère, professeur de piano. Joe a d’ailleurs été lui-même un jeune prodige, jusqu’à ce que son père s’en mêle : terminé le piano et toutes ces conneries, dorénavant ce sera le base-ball.
À côté du boulot, Joe surfe sur le web pour faire des rencontres féminines. Ou plutôt, mettre le grappin sur quelqu’un qui s’occupe de son intérieur et l’aide à la ferme. « Une bosseuse, une partenaire » comme il dit. Une bonniche plutôt, car on sent bien qu’il n’en a rien à faire, des sentiments et des femmes. Il leur dit ce qu’elles veulent entendre, à ces oies blanches, et ça marche. Pour un temps en tout cas. Sa dernière conquête a fichu le camp et on la comprend. C’est qu’il est beau gosse et plaît à la gent féminine, malgré son côté cradingue et ours mal léché ! Le fermier semble en vérité aussi peu tourné vers les autres qu’intéressé par la préservation de la planète et les produits sains. À côté des clandestins qu’il emploie, il utilise une main d’œuvre gratuite de wwoofeurs. Mais si, le wwoofing, vous savez bien : cette sorte d’économie du partage, consistant à offrir gîte et couvert à des personnes de tous horizons en échange de leurs services. Un autre visage de l’exploitation moderne quoi, surtout pour des types sans scrupules comme Joe. Lequel fait pourtant totalement illusion : un cultivateur bio a bonne presse, et le malin sait user de ses charmes et de ses talents de bonimenteur pour attirer et séduire les dames de sa clientèle…
Irlande. Province de Dublin, de l’autre côté de l’Atlantique.
Áine est une jeune trentenaire, mère d’une fillette de cinq ans nommée Daisy. Séparée de son époux avec lequel elle s’ennuyait, elle rame dans une vie sans surprise. Boulot, maison, enfant, personne dans sa vie ni son lit depuis deux ans. Elle ne rêve que de s’éloigner de son existence, de son ex-mari et sa compagne enceinte, de son travail ennuyeux de fonctionnaire. Une collègue lui parle d’un type, Joe, propriétaire d’une ferme en Amérique, qui pourrait la recevoir. Tout plaquer pour une semaine, le rêve pour Áine, qui décide de tenter l’expérience. Histoire de changer d’air et d’élargir ses horizons. De mettre un peu de sel dans un quotidien bien réglé et, il faut le dire, sacrément monotone. Elle prend donc contact par courriel avec le fermier, dont la réponse ne se fait pas attendre. De mails en discussions sur Skype, les liens se nouent. Car notre homme se montre sous son meilleur jour : la terre, les légumes, la solitude, blablabla, viens donc passer une semaine chez moi et voir ça. Áine fonce sans réfléchir, ravie de cette occasion d’échapper au carcan de sa vie.
En deux temps trois mouvements la voilà aux États-Unis et dans le lit de Joe, malgré sa stupéfaction et son dégoût face à la saleté repoussante des lieux. Et un sentiment étrange que cet homme n’est pas très catholique : il fume de la marijuana à tout venant, et préfère dormir seul dans un fauteuil planqué dans un cagibi plutôt qu’avec elle. Elle se laisse pourtant convaincre de revenir l’été suivant et pose six semaines de congés, prête pour la grande aventure. Au dernier moment, son ex-mari ne peut assurer la garde de Daisy. Qu’importe, dit Joe, emmène donc la gamine, la campagne lui fera du bien. Ni une, ni deux, Áine et Daisy s’envolent au pays de l’Oncle Sam et s’installent dans le taudis du fermier pour un séjour de longue durée. Lequel va s’avérer beaucoup moins paisible que ce que pensait la trop optimiste jeune femme. Car Joe et la ferme sont remplis d’ombres, et pas seulement celles des chauves-souris qui pullulent au grenier et terrorisent la petite fille…
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C'[/mks_dropcap]est le début d’une intrigue aux accents de thriller qui se lit l’angoisse au ventre, et dont on ne devine rien. Absolument rien. Car si l’on sent immédiatement que Joe dissimule de noirs secrets (impossible de vivre dans une telle crasse et d’être clair, se dit-on à raison), nul du lecteur ni de son entourage proche ne sait de quoi il retourne. Une seule personne possède les clés de l’histoire : son ancienne amie de faculté, Vicky, aujourd’hui institutrice, qui sursaute lorsqu’elle l’aperçoit au marché. Par chance, Áine est une femme intelligente, curieuse, et s’aperçoit rapidement que quelque chose cloche. Courageuse, elle va mener son enquête, tout en gardant un parfait sang-froid. Jusqu’à la fuite nécessaire pour protéger sa fille…
Ceci n’est évidemment qu’une des nombreuses facettes de cette fascinante histoire de familles éclatées et de trajectoires brisées, qui se déroule sur trois époques. Car autour de l’intrigue principale gravitent différents personnages qui donnent à la fois du sens aux existences des autres et de la profondeur au récit.
Le lecteur fera ainsi la connaissance de Judith, la mère de Joe, professeur de piano obèse qui a noyé dans les kilos le souvenir des cris nazis et les désillusions de sa vie : l’indifférence de son fils chéri et celle de son époux…
De Frank, époux de Judith, qui comprend depuis des années que leur fils ne tourne pas très rond, et désespère de le voir vivre au milieu des immondices comme un SDF.
De Carlos, l’émigré mexicain au grand cœur – et le personnage le plus attachant de l’histoire – père de trois filles et époux aimant, qui travaille à la ferme clandestinement, et ne rêve que de retourner auprès des siens.
De Makiko, une japonaise divorcée et rejetée par sa famille, revenue au pays avec son fils Kane, qu’elle pousse à devenir pianiste.
Enfin de Bellis, l’irlandaise dont l’histoire clôt le récit, une jeune femme à l’enfance et à l’adolescence chaotiques, partie enquêter sur son grand-père émigré au Canada.
Et tous ces portraits et moments de vie qui nous sont livrés au fil des pages forment peu à peu une immense toile d’araignée, tissée de fils invisibles et insoupçonnables, et posent la question des liens familiaux et de l’impact de nos décisions sur les générations suivantes…
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]e titre étrangement lapidaire de ce premier roman, Génération, s’avère donc en réalité aussi éloquent que puissant : il fait allusion non seulement à ces sauts entre les trois générations de personnages, mais aussi aux répercussions qu’ont les décisions prises par les parents et qui affectent la vie des enfants pour les années à venir. Et Paula McGrath n’épargne rien ni personne. Elle dresse un tableau sans concession aucune de la famille, présentée ici comme une entité fragile, bancale, éclatée, divisée. Les couples se font et surtout, se défont. Les pères abandonnent leurs enfants, sans remords, et partent à l’autre bout du monde. Les mères projettent leurs rêves et leurs angoisses sur leur progéniture. Les enfants souffrent, tous… Mais sont capables de briser leurs chaînes. S’il semble y avoir quelque chose d’inéluctable dans cette marche vers le malheur, l’auteur laisse en effet poindre une lueur d’espoir dans le dernier chapitre.
Sa vision de la société contemporaine n’est cependant guère plus optimiste : exploitation de l’homme par l’homme, de la femme par l’homme, on est ici plus près du roman au vitriol que du roman à l’eau de rose, c’est certain ! Et tout cela sonne juste, terriblement juste…
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]vec une plume moderne et un redoutable sens du détail, l’auteur construit une fresque puissante et hypnotique, que l’on reconstitue peu à peu et qui suit une logique implacable. Elle se plaît à nous perdre et à naviguer en eaux troubles : l’histoire oscille sans cesse entre ombre et lumière, bien et mal, amour et haine. La ferme biologique, dans l’air du temps, très «politiquement correcte» de Joe, est en totale contradiction avec ses plantations d’un autre genre et la façon dont il arrondit ses fins de mois. L’amour et la loyauté de Carlos envers son épouse et ses trois filles s’opposent aux pères indignes abandonnant leurs enfants que sont Conor et Heinrich. L’affection et le dévouement profonds que Vicky porte à ses élèves et aux autres se heurtent au désintérêt total de Joe pour ses parents et pour le genre humain.
Que dire de plus, sinon que l’écriture de Paula McGrath est remarquable, tant par sa force que par la diversité des tons et des styles qui émaillent les histoires et donnent vie aux personnages. Certes, on pourrait penser que l’ensemble est bancal et manque de cohérence ; que ces histoires juxtaposées forment une étrange tapisserie dont on ne voit pas le motif. Il n’en est rien, mais il faut parvenir à la fin du roman pour comprendre que les récits sont tous reliés par un fil ténu. Et cette construction habile, cette structure chorale, sont sans doute la grande réussite de ce premier roman.
Partant des traumatismes et des tabous que chaque génération lègue à la suivante, l’auteur s’interroge sur la manière dont la mémoire réécrit le passé, sur la maîtrise de notre destinée et sur notre capacité à nous défaire d’un héritage familial souvent encombrant. Elle bâtit ce faisant un hymne puissant au renouveau et à la jeunesse dans ce texte court et dense, tout en mystères et en non-dits, qui se lit d’une traite et ne peut laisser indifférent.
Une chose est sûre : il faudra dorénavant compter avec Paula McGrath, qui signe ici un premier roman très prometteur.
«Quand nous sommes rentrées de nos voyages, je me suis enfuie. Je suis sortie de la maison alors que j’étais censée être au lit et j’ai marché. Ce n’était pas planifié ni rien. La puberté, ça a été comme se réveiller pour découvrir que j’ai été en prison toute ma vie, mais que le gardien avait laissé la porte ouverte. Quand on m’a retrouvée, ma mère est devenue tellement parano que si elle avait pu me mettre un bracelet électronique, elle l’aurait fait. Et plus elle flippait, plus je déconnais.»
Paula McGrath est née en Irlande en 1966, ses écrits de fiction et de non-fiction ont été publiés notamment dans The Irish Times et Surge, une anthologie des nouveaux écrivains irlandais. Elle est diplômée d’un Master of Fine Arts de l’Université de Dublin où elle enseigne le creative writing.
Génération de Paula McGrath, traduit de l’anglais par Cécile Arnaud, éditions Quai Voltaire