[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]R[/mks_dropcap]ue de Turenne, le début de la nuit. Il fait un froid de gueux, c’est jour de soldes, les bus et les trottoirs sont bourrés d’individus lestés de sacs pleins de bonnes affaires. Au 64 de la rue, un porche élégant, une cour pavée, et, au fond un hôtel particulier dont le rez-de-chaussée a été transformé en galerie. Almine Rech Gallery. Vastes pièces blanches, moulures classiques. Par la fenêtre, avant même d’entrer, on aperçoit deux hommes assis autour d’une platine vinyle et d’un ordinateur, tasses de thé à la main, engagés dans une conversation tranquille, ponctuée de longs silences.
L’artiste allemand Gregor Hildebrandt montre ici son exposition baptisée « Alle Schläge sind erlaubt » (Tous les coups sont permis). Même sans être excellente germanophone, on peut imaginer un jeu sur le mot « Schläge », qui signifie aussi bien « coups » que « battements », vu que l’artiste est connu pour son travail sur la musique, et plus précisément les matières supports de la musique. Ce qui explique la présence à ses côtés du musicien Stephan Eicher, avec lequel Hildebrandt a collaboré pour le catalogue de son exposition Falkenrot Prize 2016: Gregor Hildebrandt à la Künstlerhaus Bethanien de Berlin, dont la couverture est constituée d’un pressage vinyl souple de morceaux signés Stephan Eicher, avec l’intervention vocale de Gregor Hildebrandt.
Il reste un bon moment avant que ne démarre la conversation entre les deux hommes, assez de temps pour visiter une passionnante exposition-labyrinthe. Une paroi de vinyles ? Oui, une paroi constituée de disques vinyles façonnés, modelés en volume, en ondes fluides, répétitives. Une création d’inspiration japonaise ? Oui, une silhouette d’arbre entièrement constituée de dos de boîtiers de cassettes. Un parquet de bandes magnétiques ? Oui, une étincelante surface constituée de bandes assemblées autour de pignons cuivrés, prise dans une résine laquée, belle comme une marqueterie du XVIIe, sensuelle comme une laque de Chine, moderne comme un morceau de Celtic Frost… La transition est tout faite : la conversation entre les deux hommes démarre sur fond sonore de Celtic Frost.
On va assister là à une sorte de partie de ping pong musicale. Celtic Frost, Tocotronic, Cure, Bach et puis Ingrid Caven, Ingrid Caven, Ingrid Caven… On apprendra que Gregor Hildebrandt était nul à l’école. Que pour Stephan Eicher, ça n’était pas formidable non plus. Il confiera qu’il a parmi ses amis davantage d’artistes et d’écrivains que de musiciens, et que la demande de collaboration de Hildebrandt l’a rendu aussi content qu’un enfant à qui on reconnaît, enfin, sa vraie nature et son talent. L’éternel malentendu Stephan Eicher, qu’on prend pour un chanteur à minettes, alors que son travail, depuis plus de trente ans, montre à quel point les expériences sonores le passionnent, et comment il cherche à fusionner ses mélodies inimitables avec une recherche sur les sons et une tendresse pour les musiques traditionnelles.
Gregor Hildebrandt en action
Ceux qui s’attendaient à un échange nourri sur l’esthétique, la démarche artistique, les rapports entre art contemporain et musique « populaire » en sont pour leurs frais. C’est à un authentique moment de surréalisme qu’on assiste là. L’échange passe par la musique, le silence autour de la musique, ce qui se produit en nous lorsqu’on l’écoute, le souvenir, la réminiscence. Et finalement, c’est très bien comme ça.
Il suffit d’avoir les yeux et l’esprit ouverts pour percevoir, en déambulant dans l’exposition, la vibration, la puissance d’évocation des œuvres, leur capacité à ouvrir en nous les portes de la perception. Un article du New York Times signé Gay Gassmann titrait récemment à propos de Gregor Hildebrandt : « Un artiste qui transforme la musique en œuvre silencieuse ». Voilà.
Gregor Hildebrandt, « Alle Schläge sind erlaubt« , Almine Rech Gallery, 64 rue de Turenne 75003 Paris, jusqu’au 25 février
Le site de la Galerie Almine Rech