Tête-à-tête avec le géant gallois Gruff Rhys. Ses démos enregistrées dans l’urgence furent ensuite réorchestrées pour faire de ce nouvel album, baptisé Babelsberg, une pure merveille. L’ombre des grands maîtres américains (Jimmy Webb, Lee Hazlewood) plane sur un disque dans lequel il contemple notre civilisation suicidaire en dix vignettes tendres et acerbes à la fois.
Au cours de cette conversation illuminée, il fut notamment question des traditions celtiques, de Kevin Ayers et de la magie des collaborations.
Votre 5e album solo vient de sortir. Pourquoi ce titre « Babelsberg »? Comment le prononcez-vous ? Dans quel état d’esprit êtes-vous ?
Je le prononce à la galloise, de façon étrange (rires). Le titre m’est venu dans des circonstances un peu inhabituelles : je n’avais pas de contrat, aucun label puis Ali Chant (producteur de American Interior en 2014, ndlr) m’a proposé des sessions à Bristol dans son studio qui devait être démoli quelques semaines plus tard. On connaissait l’échéance. Selon moi, le titre devait refléter cette idée de destruction. Un espace de création comme ce studio d’enregistrement allait être détruit pour construire des appartements luxueux à sa place. Un développement capitaliste en somme.
J’avais d’autres idées de titres. Mais j’ai envoyé le disque à un illustrateur russe, Uno Moralez. Il m’a renvoyé une image provenant d’un livre sur les lofts et les penthouses dystopiques et ça a fait tilt : le disque devait porter le nom de cette tour cauchemardesque. Il n’y a pas de concept derrière, je te raconte le processus qui nous a amenés au titre. Je pensais naturellement à la tour de Babel. Mais étant athée, je ne m’autorisais pas à utiliser ce nom. Je consigne des idées de noms sur de longues listes. J’étais en tournée en Allemagne pour American Interior, j’ai vu ce nom Babelsberg et toute cette histoire a pris sens. Bizarrement, je connais le lieu et la date exacts car je l’avais bien sûr noté sur mon portable..
Contrairement à la majorité des artistes, vous semblez plus enclin à chanter l’universel que votre vie privée. Pourquoi ?
Il est beaucoup plus facile d’écrire sur la vie en général que sur la sienne propre, d’après moi. J’aime écrire aussi sur la vie des autres, en faisant des disques biographiques. Même si par moments sur cet album, j’ai l’impression de prendre la décision consciente de ne pas chanter des concepts : Negative Vibes et Same Old Song sont des chansons très personnelles. Mon objectif est de publier un disque extrêmement simple qui comporterait ici ou là quelques chansons qui parlent de moi. Pas de grande idée conceptuelle donc, même s’il est un peu question de paranoïa et d’architecture de l’amnésie (rires).
Vous êtes connu pour être un authentique europhile, surtout depuis que vous avez sorti l’hymne « I Love EU » il y a deux ans. Comment voyez-vous l’Europe depuis le Brexit ?
Je trouvais à l’époque la campagne pro-Remain vraiment faible et pas engageante. Les pro-Brexit étaient agressifs mais les autres ne faisaient rien… Ce référendum et son résultat ont fracturé en profondeur notre société. Quitter l’UE n’a fait qu’empirer la situation. Il n’y avait pas de place pour les détails et les nuances : il fallait un message extrêmement positif. J’aime cette immédiateté de l’ère digitale : tu peux enregistrer une chanson et la publier tout de suite (s’ensuit une courte digression sur Kevin Ayers, ponctuée par le chant joyeux de Singing A Song In The Morning, un titre souvent repris par Gruff en concert).
Votre père était très impliqué dans la vie politique et spirituelle du Pays de Galles. Il fut même druide, n’est-ce pas ?
Tu deviens druide au Pays de Galles en passant un diplôme. Druide, ça sonne super cosmique mais c’est beaucoup plus ennuyeux en réalité. Mais ils portent bien d’étranges toges préhistoriques (rires) et des Wellington boots au cours des cérémonies. Ces rites sont censés observer des codes très anciens mais une bonne partie est inventée. J’ai assisté à de nombreuses réunions druidiques, elles font partie de la vie citoyenne au Pays de Galles. En fait, tu peux passer un examen de druidisme comme tu passerais un examen musique ou de langue étrangère.
Dans quelle mesure les traditions celtiques vous ont-elles façonné ? Vous arrive-t-il encore d’écrire des chansons en gallois ?
Ces traditions m’ont profondément marqué. Quand ta langue maternelle est une langue régionale, ta mentalité en est fatalement affectée. Ta perspective sur la construction des Etats-nations est complètement différente. Et tu ressens une connexion, une fraternité presque télépathe avec d’autres minorités linguistiques comme les Catalans ou les Irlandais.
J’ai joué dans un festival à Udine (Frioul, Italie) en décembre dernier. Ils ont invité des musiciens européens chantant notamment dans des langues régionales. C’était intéressant de vivre ça juste après la crise catalane. Alors oui, les implications politiques de mon éducation sont très importantes.
Par rapport au gallois, il existe une vraie dualité car j’ai grandi en étant littéralement obsédé par la culture pop anglo-américaine. Cette ambivalence me pose souvent un problème politique.
It’s Not The End Of The World est un de vos titres les plus fameux (qui figure sur « Rings Around The World », album des Super Furry Animals paru en 2001,ndlr). Il résonna partout sur le globe (notamment à Paris où votre serviteur le jouait très fort) le 21 décembre 2012, jour de la fin du monde selon les Mayas.
Pouvez-vous nous raconter la genèse de cette chanson ?
C’est très simple. C’est l’idée selon laquelle la civilisation humaine court à sa propre perte en détruisant la Terre. Le monde va continuer après l’extinction de l’espèce humaine. Mais notre ego est si grand que nous pensons que la planète disparaîtra en même temps que nous. Juste avant le mixage, on a réalisé que l’on avait totalement plagié les Beach Boys. Pas consciemment. Mais on les a tellement écoutés que le titre sonnait finalement comme Forever. Et on a modifié quelques trucs in extremis pour s’en éloigner.
On est frappé par la science, le savoir-faire de vos compositions. Un pont inoubliable (les voix féminines sur Frontier Man), une accroche mélodique (le motif extrême-oriental en ouverture de Same Old Song), un classique instantané (Limited Edition Heart). Avez-vous une technique particulière ? Les versions finales de ces titres sont-elles proches des démos ?
Il n’y a pas vraiment de règle. Parfois, il y a déjà tous les éléments sur la démo. Instantanément. Mais d’autres titres se développent pendant l’enregistrement. Je garde toujours cet espace ouvert pour accueillir les idées et changer. Pour être honnête, je préfère tout écrire a l’avance pour que tout soit prêt en arrivant au studio. Par souci de clarté. Pas de règle mais je suis plus a l’aise quand tout est fini au moment de commencer (sourire).
Sur le nouvel album, vous avez de nouveau collaboré avec Stephen McNeff, pour la partie orchestrale. Dix-huit mois se sont écoulés entre les démos et l’enregistrement du BBC National Orchestra of Wales : pouvez-vous nous raconter cette période ?
Tout ce temps était nécessaire. Je n’avais pas de contrat avec un label, je me suis vu offrir ce temps de studio à Bristol avec Ali. Au moment d’enregistrer ces démos, je ne savais pas encore qu’il s’agirait d’un nouvel album. Je l’espérais. Mais il n’y avait pas de pression commerciale, pas de deadline. On a pu enregistrer en toute sérénité. J’avais des idées d’arrangements. Et surtout, je travaillais déjà avec Stephen sur un autre projet. Je lui ai donc envoyé les chansons, une fois les démos bouclées. Il les a aimées. Mais je n’avais toujours pas d’orchestre ! Quelques mois plus tard, je l’avais trouvé et Steve avait écrit ses arrangements. J’étais heureux d’attendre pour un tel résultat. Le disque est simple mais ce fut une longue aventure.
Outre vos disques solo, vous êtes très actif : le Candylion show, la BO de Set Fire To The Stars (biopic sur Dylan Thomas), etc..
Considérez-vous tous ces projets comme les parties d’une oeuvre ? Ou les voyez-vous plutôt comme des moyens différents d’exprimer vos pensées et vos sentiments ?
C’est un apprentissage. Ecrire cette BO m’a offert de nouvelles perspectives de travail. Je devais écrire une musique pour une commande, elle devait convenir au projet. Mon souhait est d’apprendre et de faire ensuite de meilleurs disques. Ma musique sonne différemment depuis, ces expériences influencent mon travail. Le seul fait de multiplier les projets permet de garder de la fraîcheur, un appétit pour la nouveauté, la magie du moment. Si je ne vivais pas ces aventures, je serais tenté de faire toujours le même disque et je préfère l’éviter.
Babelsberg est disponible depuis le 08 juin chez Rough Trade Records
Retrouvez la chronique de l’album par Beachboy
Merci à Alain Bibal pour ses photos, David Jégou, Sebastien Bollet & Jean-Philippe Aline (Beggars)