[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]F[/mks_dropcap]ranck sort de prison, cinq ans à l’ombre. C’est Jessica, la compagne de son frère Fabien, qui vient le chercher pour l’emmener dans la maison de sa famille, sous le soleil écrasant du sud-ouest. Là vivent la mère de Jessica, mégère aux cheveux rouges, clope au bec et grande gueule; et son père, qui gagne sa vie en retapant des voitures pour une bande de truands du coin. Fabien n’est pas là: il est parti en Espagne pour « affaires », nul ne sait exactement quand il va rentrer. Et puis Rachel, petite personne brune en robe rouge. Rachel qui ne parle pas beaucoup, qui range sa chambre avec une méticulosité maniaque, qui ne supporte pas de boire dans un verre pas propre. Rachel, fille de Jessica.
Fabien n’est pas là, il est injoignable, et Franck, quand même, aimerait bien savoir où il a planqué l’argent volé qui lui a valu ses cinq ans de prison. Il va falloir attendre. S’installer là, dans la caravane, attendre. Rien à faire, à part se laisser séduire par Jessica, femme fatale signée Le Corre. Short en jeans et débardeur échancré, toute peau à l’air, le regard clair et trouble à la fois. Jessica n’a pas de besoin de fourreau noir ni de fume-cigarettes, elle est une femme fatale au sens propre du terme, elle aurait pu surgir d’un roman de James Cain si ce dernier était venu dans le Sud-Ouest… Ou de la plume d’un Jérôme Charyn.
Tout est en place pour la tragédie. Et à coup sûr, elle va survenir : inexorable, violente, mortelle. Dès les premières lignes, Hervé Le Corre nous l’annonce, en toute élégance et avec une clairvoyance redoutable. Dans Après la guerre, son précédent roman, l’auteur avait choisi le contexte historique, propice à l’expression d’une vision politique du monde. Ici, il se jette à corps perdu dans l’humain, le personnel, la pulsion, la fatalité, sans filet en quelque sorte. Et c’est la littérature pure qui prend le pouvoir, à travers le « style Le Corre« , où la précision le dispute à la poésie, où les niveaux de langage se confrontent : les dialogues les plus durs s’appuient sur des descriptions de paysages d’une acuité telle qu’on « voit » littéralement les couleurs de la terre, celles des arbres. Et puis la chaleur, le soleil, accablants, aussi accablants que l’histoire que vont vivre les personnages de cette histoire. Et le personnage de Franck, héros imparfait, victime inquiétante. Sans oublier le clin d’œil, discret, à Cormack Mc Carthy, à travers quelques phrases articulées autour du « et »…
Violence, sensualité : deux maîtres mots de ce roman, indéfectiblement liés. Violence des rapports entre les hommes et les femmes, les parents et les enfants. Sensualité de la relation empoisonnée qui va bientôt unir, ou plutôt écarteler, Franck et Jessica. Hervé Le Corre réussit à faire naître, au bout de quelques pages, le climat d’enfermement qui va caractériser tout le livre : des personnages qui ne savent pas sortir de la spirale infernale où ils se sont mis, l’impossibilité de trouver l’ouverture salutaire, la confiance impossible, la violence inévitable, aveugle, sans limite.
On navigue en circuit clos, et l’atmosphère géographique et météorologique pèse de tout son poids sur cette tragédie totale. On n’oubliera pas de si tôt l’étrange petite Rachel, qui jette sur l’ensemble du roman un sort tantôt lumineux, tantôt inquiétant, et dont le courage mutique arracherait des soupirs au plus endurci des lecteurs. A peine entrevoit-on, vers la fin du roman, le fantôme fugitif d’un semblant d’éclaircie.
Hervé Le Corre nous donne là un roman noir de la plus belle eau, et démontre à ceux qui n’en étaient pas encore convaincus que la littérature se moque bien des querelles de genre.
Hervé Le Corre, Prendre les loups pour des chiens, Rivages, Janvier 2017