« A la fin du XIXe siècle, Ilia Brodsky, orphelin des shtetls, Juif sans terre chassé de Russie par les pogroms, traverse l’Europe avec sa sœur Olga. Du camp de Brody à la frontière austro-hongroise, jusqu’à Vienne où il devient commis dans l’un des premiers studios photographiques de la ville impériale. où il croise le jeune Theodor Herzl, un dandy qui commence à percer dans le monde des lettres. La rencontre est fugace, avec l’homme qui imaginera quelques années plus tard ce qui deviendra le futur État d’Israël mais va changer sa vie.
Entraînés par le désir d’Olga d’aller « toujours plus à l’ouest », ils partent pour Londres, Peu avant le début de la guerre, la jeune femme, amoureuse, quitte la ville pour New York, laissant son frère seul. Ilia survit comme il peut, vendeur à la criée, saute-ruisseau pour la presse socialiste… Il fréquente les milieux anarchistes de l’East End. Mais le souvenir de Herzl l’obsède. Ilia se met à enquêter sur Herzl. Pourquoi ce Juif mondain, parfaitement intégré dans la Vienne des Habsbourg, a-t-il soudain pris fait et cause pour des frères sans patrie dont il a honte? Quels rêves, quelles raisons intimes, ont conduit Herzl à œuvrer pour le «Pays à venir», une nation où tous seraient enfin protégés des violences de l’Histoire? À quoi ressemble le rêve sioniste dans cette Europe à l’aube du XXe siècle qui se rue tête baissée vers la destruction ? Comment les visions de Herzl furent-elles accueillies dans l’Europe de Freud, de Schnitzler, de Zweig ? ?
Écrivant la nuit, gérant le jour le petit studio photographique qu’il a créé dans le quartier de Whitechapel, il est détourné de son projet par l’annonce de la mort de sa sœur au milieu des années vingt. Son enquête sur Herzl se transforme alors en une lettre d’adieu, un véritable testament, écrit pour les temps à venir. »
Dans ce roman graphique de Camille de Toledo et Alexander Pavlenko, c’est tout un engagement qui se met en place, un engagement autour d’une même question celle des fantômes, celle de la place de la liberté, de la justice, de la lutte contre l’oppression dans le rapport à l’art, l’apprentissage, le politique et la mélancolie. Peut-on agir sur l’histoire ? Quelle forme de promesse, de création, quelle folie, quels traumas peuvent nous engager dans un vœu de changement, dans la recherche d’une terre où déposer nos fantômes ?
Dans ce jeu de la misère et de l’exil, Ilia et Olga vont tenter de s’affranchir de leur condition et d’abattre les frontières, lancer les dés de l’histoire, rencontrer leur destin.
Mais d’abord (ou pour toujours ?), il faudra fuir, traverser la clandestinité, les zone de transit, accepter l’infortune. Parfois, pourtant, certains élans, que montrent très justement ce livre de Camille de Toledo et Alexander Pavlenko, permettront à Ilia, le gavroche des shtetls, « qui ne tient au monde que par un fil » de « se sentir à sa place », en cela, ce roman graphique est un grand roman d’apprentissage. Ilia, malgré sa timidité, son mutisme, malgré l’urgence, malgré le déclin de l’Europe qui souffle aux oreilles de chacun, Ilia qui est en train de vire une enfance dans une Europe désormais vide et nourrie par ses peurs et sa mélancolie, une Europe des exilés ,des laissés-pour-compte, saura vaincre sa peur et apprendre un métier : La photographie. Mais ce qu’Ilia perdra à tout jamais et qui hantera son rapport au monde est son innocence…
Ce qu’interroge ce livre est la notion d’exil & d’utopie, la très grande mélancolie européenne, l’enfance, la perte et cette invocation qui traverse le récit tout au long de son déroulement : Que faisons-nous au nom des morts ? Où être soit si ce n’est autrement que dans son utopie personnelle, qui se résume en l’acceptation de sa condition intrinsèque d’exilé ? Comment répondre politiquement et artistiquement à cette béance ? Toledo aborde avec cette première incursion dans le roman graphique la question des relations entre les mondes juifs et l’Europe des nations, entre l’exil et les États, entre les imaginaires de la première moitié du XXe siècle et l’histoire du sionisme.
À l’époque où se déroule notre récit (1882 à 1932), plusieurs solutions s’offrent au peuple juif pour trouver une réponse à l’exode massif dû aux pogroms. Ces solutions, ont le sens d’une fable, d’une croyance, « l’espoir et la nostalgie d’un pays ancestral », « l’espoir d’une émancipation qui passerait par un autre biais que la terre ou la nation », « l’espoir d’un peuple qui saurait se libérer par la culture », un espoir qui passerait par le fait d’enfin vaincre la peur, l’exil, la clandestinité, la fuite. Y a-t-il une autre utopie possible pour les Juifs que celle du sionisme ? Pourquoi l’homme se pense-t-il toujours par son appartenance à la terre ?
L’époque correspond également à une effervescence culturelle à Vienne, comme le constate Carl E. Schordke dans son livre Vienne fin de siècle, qui inspirera Camille de Toledo pour l’écriture de Herzl, Une histoire européenne :
« À Londres, à Paris ou à Berlin (…) les représentations de chaque branche de la vie de l’esprit, qu’ils soient universitaires, critiques d’art, journalistes, hommes de lettres, hommes politiques ou intellectuels, se connaissaient à peine entre eux, vivants en cercles professionnels relativement isolés. A Vienne au contraire, jusqu’en 1900, il y avait une très forte cohésion de l’élite. Les salons et les café avec conservé le rôle d’institutions où des intellectuels de tous ordre échangeaient les idées et se mêlaient encore à une élite du monde des affaires (…). »
» (…) L’ Intelligentsia viennoise avait inventé presque simultanément dans tous les domaines des mouvements nouveaux qui s’étaient imposés dans toutes les sphères culturelles de l’Europe sous le nom d’ « école de vienne »; particulièrement en en psychologie, en histoire de l’art ou en musique. . Et même dans des disciplines où à l’étranger on prit plus lentement conscience de la valeur des productions autrichiennes, par exemple – en littérature, architecture, peinture et politique par exemple-, les Autrichiens s’engagèrent dans un processus de reformulation critique et de transformations subversives de leurs traditions que leur propre société perçut comme aussi radicalement nouvelle, sinon franchement révolutionnaire. »
le rapport texte – image qui accompagne l’évocation croisée des destins d’Ilia et d’Herzl, crée un envoûtement, un envoûtement dû au souffle de la langue de Toledo (déjà présent dans ces textes précédents : L’inquiétude d’être au monde, Le livre de la faim et de la soif, Oublier, trahir puis disparaître, Le hêtre et le bouleau …), un souffle proche de celui de Mathias Enard de par ce ton, ton quasi fable et surtout dans le sens donné à la mélancolie, à l’analyse de la tristesse européenne.
Les dessins cadrés serrés sur les personnages, toujours très à proximité de l’histoire, intensifient les émotions de lecture, comme si fantômes et vivants se tenaient à nos côtés, nous transmettaient leurs peurs et absorbaient nos doutes, nos découvertes, notre empathie.
Ce livre, limpide, intrigue, touche et transforme.
Quelques citations critiques autour de Herzl, Une histoire européenne :
« À travers ce témoin sans témoignage qu’est l’apprenti photographe Ilia Brodsky, le lecteur s’enfonce dans la tristesse irrémédiable des éternels exilés : grandi aux confins de l’empire russe, chassé par les Pogroms vers l’Empire Austro-Hongrois, Ilia a pour seule compagnie une sœur et une boîte en métal contenant leur enfance, une boîte aussi trésor que poison. Du premier exil viennois à l’Angleterre du début du siècle, la route d’Ilia Brodski croise le parcours des intellectuels et politiques juifs de son temps – et bien sûr le plus célèbre d’entre eux, Theodor Herzl. À Londres, à travers son propre engagement et les errances de sa propre mélancolie, Ilia Brodski comprendra les raisons profondes de la passion de Herzl pour un État Juif. La triste beauté implacable de cette théorie si vraisemblable brille au centre de l’œuvre de Camille de Toledo et Alexander Pavlenko comme les profondeurs d’un lac, à la fois familières et pourtant toujours insondables et résonne en nous avec une force inédite : on nous révèle enfin ce que l’Histoire a d’intime. L’Europe à nu, l’Europe retournée telle un gant, l’Europe vide en son cœur. « Mathias Enard
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» On suit un jeune homme silencieux et sa sœur à travers l’Europe desshtetls et des pogroms, on revit l’aventure du socialisme juif à Vienne, à Londres, on assiste aux prémices de la fondation d’Israël. J’ai adoré ce livre, qui nous rappelle que l’exil est la vérité d’un monde en deuil ; et que le secret des utopies se trouve dans la mélancolie. » Yannick Haernel.
Rencontre autour du travail de Camille de Toledo le mardi 17 avril, 19h15 à la librairie La Vie devant Soi (Nantes). Rencontre animée par Guénaël Boutouillet.