[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#0c5c69″]L[/mks_dropcap]a traduction en français de la BD allemande Madgermanes, l’Histoire Méconnue des Mozambicains en Allemagne de l’Est est parue en avril 2017 aux éditions Cambourakis, déjà éditeur de l’excellent Kobane Calling : carnets de voyage dans le Kurdistan syrien.
Birgit Weyhe est une dessinatrice allemande qui a vécu une partie de son enfance en Ouganda puis au Kenya. Adulte, elle voyage un jour jusqu’à Pemba, une ville du nord du Mozambique, et, dès la porte de l’avion, les réminiscences des odeurs et des sons la projettent dans son enfance en Afrique de l’Est. Cette première bouffée, au moment de l’arrivée dans un pays inconnu, a la même intensité qu’elle accueille un touriste ou un exilé.
Elle se sent immédiatement bien au Mozambique, elle s’y sent « comme chez elle ». Ce mystère qui fait que l’on se sente immédiatement accueilli ou rejeté par un nouveau pays ouvre la BD.
Sur un marché de Pemba, elle converse avec une vendeuse parlant parfaitement allemand à la suite d’un séjour en République Démocratique Allemande à la fin des années 70. Birgit Weyhe découvre alors qu’à partir de 1979 ce sont presque 20 000 autres Mozambicains qui partirent travailler chez les « frères socialistes ». Ceux qui furent nommés les Madgermanes, contraction de « Made in Germany ».
Beaucoup rentrèrent une dizaine d’années plus tard, et ils continuent aujourd’hui à se retrouver en petits comités pour le plaisir de parler allemand mais surtout pour se sentir moins isolés ; eux qui porteront toujours leur blessure de déracinés.
Le retour au pays fut difficile, ils n’avaient pas participé à la guerre, et étaient considérés comme des «planqués» ou des ratés car ils n’avaient pas rapporté la fortune escomptée. La moitié de leur paye retenue au Mozambique pendant leur exil ne leur fut jamais reversée.
Ils ne se sentaient plus chez eux nulle part, ni en Allemagne de l’Est ni au Mozambique.
Et c’est tout un voile sur l’histoire mozambicaine et de ses liens avec l’Allemagne que l’auteur lève avec précision et sensibilité.
Birgit Weyhe s’est inspirée des témoignages recueillis au Mozambique pour créer trois personnages fictifs : José, Basilo et Anabella, aux personnalités et parcours différents. Chacun repose la question de l’exil, depuis la décision du départ jusqu’aux années suivant le retour.
Le Mozambique, ancienne colonie portugaise, a sombré après l’indépendance en 1975 dans une éprouvante guerre civile de près de 16 ans. Le FRELIMO (le front de libération marxiste), qui mena la lutte armée contre la puissance coloniale portugaise, se déclara comme parti unique et s’accapara le pouvoir. Il s’aligna sur le bloc soviétique et mit en place un état socialiste. Les avenues de Maputo portent encore les noms de Vladimir Lénine, Karl Marx, Friedrich Engels…
Les états du Mozambique et la RDA promettaient aux candidats au départ une formation et un emploi. Et l’Europe avait l’attrait d’un Eldorado.
Dès leur arrivée, ces hommes et ces femmes ont vite compris qu’il s’agissait surtout de remplir les objectifs du plan quinquennal, ils étaient cantonnés aux postes les plus pénibles dans les travaux publics ou sur des chaînes de production.
Ils étaient utilisés comme simple main d’œuvre, les cours d’allemand se résumaient à quelques heures, la formation professionnelle promise était expéditive, et le quotidien avait l’horizon d’un foyer aux règles strictes. La moitié du salaire était bloqué et devait être récupéré à leur retour. Ils se sont sentis vendus par le parti pour pouvoir remplir les poches de camarades restés au pays.
Mais le récit n’a pas de hargne revendicative, il présente trois expériences où se mêlent découvertes et désillusions, la première neige, la musique disco, les histoires d’amour et de séduction, le racisme, les amitiés rares mais profondes, le droit que l’on se donne ou pas de changer de destin.
L’histoire d’Anabella est peut-être la plus touchante, par sa ténacité à ne pas faire de ce départ un exil stérile, peut-être parce qu’elle n’a plus personne qui l’attend au Mozambique. Sa rage de gagner sa propre indépendance et de devenir quelqu’un.
Le dessin à l’encre de chine est réchauffé par la couleur bronze. Un dessin qui pourrait être qualifié de naïf, mais très documenté, imprégné de l’époque, de sa propagande, de ses slogans, de ses affiches. Les souvenirs des témoins sont traversés par des sensations diverses, une végétation lointaine pousse soudain entre les pages, le trait prend la forme d’un masque makondé ou d’un visage dans le style de l’artiste Malangatana. Les deux cultures s’entrelacent dans le dessin.
Une BD passionnante même pour ceux qui n’ont aucun lien avec le Mozambique et qui interroge sur les idéaux auxquels on peut s’accrocher même face aux évidences de leur faillite.
Un volume qui a le mérite de sauver de l’oubli l’histoire d’hommes et de femmes pris malgré eux dans le flux de l’Histoire qui fait naître autant d’espoirs que de désillusions.
Aujourd’hui, n’oublions pas qu’un Mozambicain d’une cinquantaine d’années a pu connaître la colonisation, la guerre d’indépendance, l’indépendance, la guerre civile, qu’il a vécu une révolution, que son pays est passé du marxisme à l’économie de marché et au libéralisme.
Une histoire battue à chaud, où tout n’est pas encore ni raconté ni racontable.
Le livre a été doublement récompensé en Allemagne en 2015 par le Berthold Leibinger Stiftung et par le Max und Moritz Preis de la meilleure BD en langue allemande en 2016.
Madgermanes, l’Histoire Méconnue des Mozambicains en Allemagne de l’Est de Birgit Weyhe
paru chez Cambourakis – avril 2017