« L’abeille meurt quand ses ailes sont usées, déchiquetées par trop de battements, comme les voiles du Hollandais volant. Alors qu’elle prend son envol, gorgée de nectar et de pollen, ses ailes, sans prévenir, refusent de la porter. Elle ne retourne jamais à la ruche, mais s’écrase au sol, avec son butin. »
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#b3910b »]C[/mks_dropcap]ette image tout en calme brut et volupté mortifère offre un glissement évident vers la citation tant relayée (sans doute déformée, peut-être amplifiée) d’Albert Einstein concernant la disparition des abeilles et le sort de l’humanité.
Phénomène épidémique observé depuis le début des années 2000 en Europe, puis plus désastreusement déclaré aux États-Unis depuis l’hiver 2006-2007, le « colony collapse disorder ou CCD » (syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles) vide anormalement les ruches de ses occupantes, parties mourir soudainement loin de leur essaim à la sortie de la saison blanche. Ces événements dramatiques pour la production apicole le sont tout autant pour l’agriculture, l’écologie, et l’économie. Sujet polémique à bien des égards, il n’en reste pas moins symptomatique d’une crise sociétale à composante environnementale…
C’est sur l’un des avenirs que nous réserve notre comportement indolent que Maja Lunde nous invite d’abord à grimper. Nous sommes en 2098, en Chine, entre les branches fines d’un arbre pollinisé par des centaines de petites mains humaines accomplissant douloureusement une tâche jadis dévolue aux insectes, désormais disparus.
Tao est l’une de ces ouvrières silencieuses aux pensées néanmoins bruissantes. Elle cherche en effet à offrir à son petit garçon un monde où il pourrait se contenter de vivre sa condition humaine sans devoir pallier ce que cette dernière a sacrifié. Mais très vite un tragique aléa ébranle sa démarche, la poussant viscéralement à fouiller, recouper et appréhender l’origine de la catastrophe qui engendra la planète esseulée sur laquelle ses compatriotes et elle-même semblent officier clandestinement.
Cette intrigue est à peine amorcée que les pages nous conduisent alors à une autre alvéole de cette ruche de papier, en plein cœur du XIXe siècle anglais où William, homme prisonnier du schéma des convenances, a délaissé ses recherches scientifiques pour un mariage et une progéniture à entretenir.
Méprisé par le professeur qui fut son maître à penser, dédaigné par une épouse lassée, et ignoré par son fils aîné, il cède à un spleen psychologique profond dont seul le sortira l’enjeu révolutionnaire de la culture de l’apis mellifera (abeille domestique originaire d’Europe).
Enjeu dont nous constatons l’évolution un siècle et demi plus tard en plein Ohio, dans la ferme de George, père taiseux qui ne parvient pas à accepter que son unique garçon ne souhaite pas reprendre et sauvegarder l’exploitation familiale mise en péril par la disparition massive de ses travailleuses hyménoptères.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#b3910b »]C[/mks_dropcap]haque chapitre passe sous le microscope un instant clé de ces destins minuscules, tous intrinsèquement liés à ces âmes bourdonnantes, pour mieux récolter le miel universel de cette saga familiale où chaque époque butine l’autre, en un souci de compréhension de ce qui est, et préoccupation de ce qui sera : au cœur de cette quête d’alliance avec le monde naturel se déploie l’expression noble de l’instinct de transmission.
Les conflits récurrents entre pères et fils soulignent cette impérieuse nécessité du legs juste, sain, prêt pour la postérité.
La Terre n’est pas un don de nos parents. Ce sont nos enfants qui nous la prêtent.
(Proverbe amérindien)
La Reine, ses ouvrières ainsi que ses faux bourdons offrent un microcosme où chaque spécimen a un rôle précis qu’il tient à la faveur de ses capacités, permettant ainsi l’avènement d’une structure puissante appelée super organisme. Les individus qui s’en retrouvent par ailleurs isolés ne sont pas capables de vivre très longtemps par eux-mêmes.
En essaimant cette métaphore à l’échelle de ses personnages, c’est aux citoyens de la biosphère que Maja Lunde s’adresse humblement, en conteuse concernée et témoin responsable. L’équilibre ici-bas ne s’atteint qu’entre le havre solitaire de tout être singulier et le foyer de la communauté foisonnante. Le trait d’union entre ces deux entités étant la curiosité, la connaissance et le respect.
Fidèle à son art, cette scénariste de formation compose des scènes inspirées par une réalité qu’elle observe et perçoit à la lumière de ses propres sentiments et convictions. En y injectant une dose subtile de parfum fictionnel, elle attire les butineurs d’histoires pour mieux les interpeller dans ce qu’ils sont une fois le livre refermé.
Loin du plaidoyer lacrymal, de la sentence alarmiste ou du discours politique déguisé, Une Histoire des Abeilles est de ces textes qui nous hissent simplement un peu plus sur les épaules des géants.
Nous ne devons pas intégrer le système.
Nous devons changer avant qu’il ne soit trop tard.
Une Histoire des Abeilles de Maja Lunde
traduit par Loup-Maëlle Besançon – paru aux éditions Presses de la Cité le 17 août 2017.
À lire en complément si le sujet vous a conquis :
Le Chant des Abeilles de Jacqueline Freeman – Mama éditions
J’ai lu ce livre avec beaucoup d’intérêt et de plaisir.