[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#ff6600″]J[/mks_dropcap]ean-François Merle est loin d’être un inconnu dans le monde de l’édition : éditeur chevronné, il a publié un premier roman court et remarqué, Cale sèche, chez Arléa en… 1987, récompensé par le Prix du Premier Roman. Également traducteur, il s’est vu remettre le Trophée 813 de la meilleure traduction pour son travail sur le mémorable Rafael, derniers jours, de Gregory McDonald (Fleuve noir, 1996). Ajoutons qu’il est un fin connaisseur de Georges Simenon, et déjà, j’en suis sûre, vous avez envie de lire la suite.
C’est donc trente ans après Cale sèche que Jean-François Merle se décide à nous offrir son deuxième roman, fidèle au même éditeur. On le voit, l’homme n’est pas un carriériste forcené…
Autant le dire d’emblée, Le grand écrivain est un pur délice. Pour rester dans la métaphore culinaire, c’est un roman qui éclate en saveurs multiples et parfaitement complémentaires, en parfums subtils, en textures surprenantes. Curieusement, la thématique du « ghost writer » semble avoir le vent en poupe en ce moment : elle servait déjà de point départ à l’étrange roman de John Herdman, La Confession (voir chronique ici). C’est à peu près tout ce qu’ont en commun les deux romans, mais cet unique point commun est une source inépuisable : le sujet de l’écrivain et de son double, de son fantôme, porte en lui toute une réflexion sur ce qu’est l’écriture, le style d’un auteur, la façon dont le lecteur le perçoit et le décrypte, et le caractère unique d’une œuvre.
Et Jean-François Merle ne s’y trompe pas, qui nous invite à suivre les aventures et mésaventures d’un écrivain qui n’écrit pas. Ou du moins pas encore. Auteur d’un unique roman sans grande conséquence, notre héros vivote de sa plume qu’il met au service d’un hebdomadaire économique… Emploi qu’il quittera à la quatrième page du roman pour se trouver fort dépourvu et contraint de rappeler l’éditrice Dolorès à laquelle il doit un manuscrit… dont il n’a pas écrit un traître mot mais pour lequel il a touché un à-valoir. La situation est délicate. Rembourser l’à-valoir et reprendre sa liberté ? Pas envisageable. Heureusement, Dolorès a une idée, elle a besoin de lui presque autant qu’il a besoin d’elle. Voilà qui promet une belle association.
L’auteur phare de la maison d’édition où officie Dolorès, André Maillencourt, n’a rien publié depuis plusieurs années. Il a même annoncé qu’il renonçait à l’écriture. C’est une catastrophe pour la maison d’édition. Dolorès a bien une idée : publier une autobiographie de la star de la littérature mondiale. Le problème, c’est que Maillencourt n’écrira pas. Néanmoins, il accepte de se prêter au jeu des interviews. Maintenant, il faut trouver l’intervieweur qui devra aussi être la plume invisible de Maillencourt. Notre héros, cela va de soi, va jouer le jeu. A-t-il vraiment le choix ? L’étape suivante : se faire accepter, puis apprécier, par André Maillencourt. Et pour cela, jour après jour, lui rendre visite, l’interroger, le laisser parler, l’apprivoiser. Puis réécouter, décrypter, réécrire, relire…
Tout cela serait d’une banalité rare si notre ghost writer se comportait en bon petit mercenaire, sans se poser de questions. Or, il s’en pose, et pas des moindres. A commencer par une, essentielle : comment Maillencourt, dont les deux premiers romans n’étaient que des bluettes sans grand intérêt, est-il passé, d’un seul coup, avec son roman Le Requiem du Saltimbanque, au statut de grand écrivain international ?
Cette question-là va déclencher un engrenage de péripéties tantôt burlesques, tantôt mélancoliques, et le lecteur aura bien du mal à déjouer les pièges de l’auteur, un brin machiavélique. Au moment même où le lecteur se dit: « Là, ça y est, j’ai tout compris ; finalement, on s’y attendait, à cette pirouette-là », Jean-François Merle le prend au plus délicieux des pièges : « je sais, le lecteur a compris où je voulais en venir. Je le sais, mais comment faire ? Moi, le héros du livre, qui suis pris dans l’engrenage des événements qui me ballottent de-ci, de-là, je n’ai pas eu le recul nécessaire pour réfléchir à tout ça. Je n’ai rien vu venir. » Car bien sûr, l’auteur ayant plus d’un tour dans son sac, il nous a menés exactement là où il voulait, pour mieux nous perdre après nous avoir rassurés.
Dans Le grand écrivain, rien n’est jamais sûr. La vérité est, certes, au bout du chemin. Mais pour l’atteindre, il nous faudra passer par les tourments du doute, de l’incrédulité. Et, en chemin, réfléchir à ce qu’est la création littéraire, à l’écrivain et à son image publique, au romancier et à ses secrets. A l’insondable alchimie des mots qui fait qu’un texte est un chef-d’œuvre ou un mauvais roman, quand ça n’est pas un roman ordinaire. Et enfin, réfléchir au travail du romancier, à l’incarnation, à la création littéraire. Le grand écrivain est un grand livre, très drôle, très grave et très émouvant.