[dropcap]S[/dropcap]ous ce titre de porno des années 70 se cache en réalité une enquête fouillée sur une des plus grandes entreprises françaises, devenue en quelques années le 18ème employeur mondial. Si tout le monde connaît désormais le nom de Sodexo, beaucoup plus rares sont celles et ceux qui appréhendent la réalité de l’entreprise et l’ampleur de son rayon d’action. À ce titre et à bien d’autres, le travail de Jean Songe devrait contribuer à faire tomber nos dernières illusions quant aux bienfaits du capitalisme triomphant.
Les liens unissant les membres de la famille Bellon ne souffrent d’aucune ambiguïté. À la fin de l’année 2013, Pierre Bellon a veillé au grain. Une bible d’une vingtaine de pages a établi le contrôle familial. Son épouse, ses quatre enfants et ses treize petits-enfants l’ont signée. La règle numéro un interdit à tout membre de la famille de céder ses actions à des tiers pendant cinquante ans. (…) Dans une lettre à ses enfants à la fin des années 1990, Pierre Bellon avait écrit : « Vous allez être riches, c’est le plus mauvais service que je vous rends. »Jean Songe
Car c’est bien de capitalisme qu’il est question ici avec cette société née à la fin des années 1960 et qui, dès 1971, était le numéro deux de la restauration collective en France, de quoi réjouir Pierre Bellon, son fondateur. Mais l’homme est gourmand, il voit grand et loin, son appétit est insatiable. Un premier voyage aux États-Unis en 1970 lui fait entrevoir un « Sodexo planétaire » et tous ses efforts seront désormais dirigés dans ce sens. On ne peut appréhender le géant Sodexo aujourd’hui qu’en citant quelques chiffres, quitte à parfois donner le tournis au lecteur. Alors, allons-y pour la vertigineuse énumération : 17000 cantines d’entreprise, 5600 écoles et universités (c’est souvent le seul aspect connu de son activité), 4000 hôpitaux, 3000 maisons de retraite, 1700 sites miniers et pétroliers, 1100 bases militaires et 130 prisons, le tout à travers plus de 80 pays dans le monde.
On l’aura compris, Jean Songe n’est pas là pour brosser dans le sens du poil et, s’il n’est pas le premier à s’attaquer à la multinationale, il n’arrive pas les mains vides et chacune de ses affirmations est étayée par des documents et des sources aisément vérifiables. Si l’inévitable accumulation de chiffres peut ralentir la lecture de son enquête, elle est nécessaire pour saisir l’ampleur de ce qui est en jeu ici et prendre la mesure réelle des ambitions de la famille Bellon et de son entourage. Cette concupiscence démesurée, alliée à une détermination que n’embarrassent guère les scrupules, est l’illustration vivante d’une entreprise désireuse de s’installer dans la vie de tout un chacun et d’en gérer la quasi-totalité des aspects au prétexte de fournir des « services de qualité de vie ». Mais quel est le prix de cette croissance folle, que coûte réellement ce « Focus on Growth » (se focaliser sur la croissance) qui donne son nom au plan stratégique de Sodexo ?
Gardant tout au long de son récit un humour et une ironie salutaires, Jean Songe pointe brillamment le décalage, pour ne pas dire le fossé, entre les conditions de travail des 400 000 employés du bas de l’échelle et l’indécent enrichissement de la famille et des actionnaires de la boîte. Il revient aussi sur les turbulences que connut Sodexo à Marseille et ailleurs, révélant des pratiques indignes et un indicible mépris du consommateur, surtout quand celui-ci est pauvre. Cachant sous une novlangue froide et fade une violence sourde, Sodexo, qui n’hésite pas à s’enorgueillir de ses capacités d’écoute au service du bien-être de ses employés, révèle en réalité le vrai visage d’un capitalisme cupide et outrancier aux yeux duquel le monde n’est qu’un marché dans lequel les individus se classent en deux catégories : clients ou employés.
On rit jaune, on s’indigne évidemment et on se demande surtout si l’on pourra encore échapper longtemps à la mainmise de Sodexo sur notre vie. Loin, bien loin du « monde d’après » dont rêvaient quelques idéalistes lors du premier confinement de 2020, le monstre industriel donne une idée plus précise de ce qui nous attend, au risque de balayer sans ménagement les derniers espoirs que l’on pouvait cultiver. Faire l’autruche ne sert à rien, il est toujours bon de connaître le visage du mal et, à ce titre, « Sodexo la Gloutonne » remplit pleinement son contrat.
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Sodexo la Gloutonne de Jean Songe
Éditions du Seuil, septembre 2021
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Image bandeau : Photo by Timon Studler on Unsplash