“Je suis un féministe. Il arrive que je m’en veuille d’être un homme”
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]ife Will See You Know, quatrième album de Jens Lekman s’annonce comme celui d’un tournant dans sa carrière. Tournant musical, car il joue beaucoup plus avec les rythmes et les ambiances. Mais aussi au niveau des textes, puisqu’il y aborde un angle moins personnel. Il nous explique le chemin de croix qu’il a dû parcourir avant d’arriver à composer ce disque qui a failli ne jamais voir le jour.
De 2000 à 2010, tu sortais des disques régulièrement (17 singles ou EP et 2 albums). Sans compter les collaborations. Depuis cette époque, tu te fais plus rare. Pourrais-tu nous expliquer pourquoi ?
Après Night Falls Over Kortekada en 2007, qui est l’album qui m’a fait connaître dans le monde entier, j’ai eu l’impression que tout prenait une dimension démesurée. On a commencé à me conseiller de garder toutes les chansons que j’avais en stock, et d’arrêter de publier des disques de façon aussi régulière. J’ai sorti un morceau en mp3 en 2010, et j’ai eu l’impression de lancer une bombe nucléaire. Ça m’a vraiment effrayé. Ma vie personnelle était confuse à cette époque. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais devenir. Il m’a fallu du temps pour reprendre confiance.
Mon dernier album en date, I Know What Love Isn’t a été une lutte au quotidien, car je ne pouvais plus utiliser autant de samples qu’avant. Mes chansons étant plus exposées, il fallait s’affranchir de tous les droits. J’essayais d’écrire des titres sur des sujets variés, mais tout revenait systématiquement sur la séparation amoureuse que je vivais à cette époque. Après ça, j’ai atteint un point de non-retour. Je continuais à écrire tous les jours, mais je ne produisais que de la merde. J’ai presque fini d’enregistrer un album en 2014. J’ai réalisé que ce disque ressemblait à un sabotage pour définitivement arrêter ma carrière.
Comment t’en es-tu sorti ?
J’ai de la chance d’être entouré de gens honnêtes. On m’a fortement déconseillé de sortir ce disque. On m’a poussé à faire un break, puis à tout reprendre à zéro.
Est-ce à ce moment que tu as commencé le projet Postcards et Ghostwriting (Pour Postcards, l’objectif était d’écrire une chanson par semaine, et de la publier dans la foulée pendant les 52 semaines de 2015. Ghostwriting consistait à demander à des gens de raconter une histoire et d’en tirer une chanson ndlr) ? Ces projets s’inscrivent en quelque sorte dans la lignée de tes sorties autoproduites en éditions limitées. Était-ce un moyen de sortir ce que tu souhaites sans réelle pression ?
Oui, le meilleur moyen possible. Ces projets m’ont offert la liberté de pouvoir expérimenter des choses très spontanées. Pour un album classique, quand tu t’assois pour commencer à écrire dix très bonnes chansons, au final, tu composes dix titres sous pression qui s’efforcent de sonner comme de belles chansons. Pour les deux projets, j’ai laissé leur place à la chance et au hasard. Je voulais signer un contrat avec le monde plutôt qu’une maison de disque. Les débuts n’ont pas été faciles pour les raisons que j’ai évoquées tout à l’heure. Six mois ont été nécessaires avant que je me sente à l’aise.
À la fin de l’année, j’avais composé 52 nouvelles chansons, et je me suis senti libéré d’un poids énorme. Ma confiance était de retour. J’ai eu l’impression de franchir beaucoup d’étapes pour arriver au sommet de cette immense montagne. Je procède souvent de cette façon, même pour régler mes problèmes personnels. Je signe un contrat, difficile de préférence. Pour me remettre de ma rupture amoureuse, j’ai commencé à faire des séries de pompes tous les jours pour ne pas me laisser aller. Après un an d’exercice physique, j’ai commencé à me sentir nettement mieux dans ma peau.
Le challenge était-il de composer autant, ou bien ce n’est pas inhabituel pour toi d’écrire une chanson par semaine ?
Le défi était surtout de perdre l’habitude de polir mes chansons à l’extrême jusqu’à ce que je sois hyper satisfait du résultat. Pour Postcards, je m’accordais quelques heures de travail pour composer et enregistrer avant de publier chaque morceau. C’était une nouveauté pour moi. Je partais au studio à vélo et je commençais à composer dans ma tête pendant le trajet. L’inspiration venait souvent de ce qui s’était passé récemment dans ma vie ou bien dans l’actualité du moment. C’est devenu une telle routine que vers la fin du projet, une fois arrivé au studio, je n’avais plus qu’à m’asseoir et à appuyer sur enregistrer. J’avais déjà tout en tête. J’ai l’impression de m’être transformé en songwriter professionnel (rire).
Ton album précédent I Know What Love Isn’t parlait d’une rupture difficile. Celui-ci aborde la crise de la trentaine. As-tu besoin d’événements marquants pour trouver l’inspiration ?
Ta question est intéressante, car je n’y avais jamais pensé. Oui et non, car la naissance de mes deux premiers albums n’est pas liée à des faits vraiment marquants. Tu sais, je n’ai réalisé que Life Will See You Know parlait autant de la prise d’âge et des conséquences de choix personnels, qu’à l’écoute du résultat final. Je ne comprenais pas vraiment ce qui se passait quand j’ai commencé à écrire l’album. J’ajoute souvent une part de fiction dans mes textes, mais les idées prennent systématiquement leur source dans des faits réels.
Pourrais-tu nous parler de l’idée de départ de cet album ? Quel titre lui a donné sa direction ?
Je pourrais comparer l’élaboration de cet album à un labyrinthe. L’idée de départ était que je ne parle pas de moi dans les textes. To Know Your Mission, qui ouvre l’album est la chanson qui a donné une direction au projet. Elle parle d’un missionnaire mormon qui traverse Gothenburg à pied pour observer les gens et leur parler. Je me suis rappelé avoir échangé avec lui quand j’avais 16 ans. J’ai alors décidé de m’inclure en tant que personnage secondaire dans la chanson. Et puis l’idée m’est venue de me faire apparaître uniquement dans la première et la dernière chanson du disque. À l’arrivée, le résultat n’était pas convaincant, car il manquait d’émotion. J’ai dû tout retravailler afin d’inclure un lien personnel avec les personnages dont je parle. On retrouve beaucoup plus de personnages “extérieurs” qu’à l’habitude, mais je figure en retrait dans chaque titre.
As-tu abordé les traits de caractère de ton entourage sans aucun voile ?
Non, chaque personnage est une concentration de deux trois connaissances. C’était un bon moyen pour se lancer dans la fiction. Cela faisait longtemps que je voulais m’attaquer à ce type de textes, car la fiction m’a toujours fascinée. Pour Evening Prayer, par exemple, le personnage principal parle de plusieurs de mes proches qui ont fait de la chimiothérapie ces dernières années.
Tu as voulu expérimenter des rythmes disco, calypso, voire samba. Comment t’es venue cette envie ?
J’ai travaillé avec un batteur extrêmement doué avec les rythmes. Il m’a appris deux ou trois astuces. Notamment, la technique “Tommy/Annika”, du nom de deux personnages de la série de livres pour enfants “Fifi Brindacier”. Tommy a deux syllabes, et Annika trois. Tu peux jouer à l’infini avec ces 5 syllabes pour créer de nouveaux rythmes (il me fait une démonstration qui sonne comme un chant guerrier). C’est de cette façon que j’ai travaillé sur les rythmes de l’album. À un moment, je me suis demandé si je n’allais pas finir par accoucher d’un album de rock progressif à la Genesis au regard des premiers résultats (rire). Je recherchais des rythmes inhabituels, mais sonnant harmonieux pour ne pas perturber l’auditeur. Le refrain de Wedding In Finistère en est l’exemple parfait. Il te berce dans un territoire inattendu et donne une autre dimension à la chanson. Et pourtant, je n’ai rien composé de complexe. J’adore ce genre d’astuces plus que tout. J’étudie parfois l’architecture de vieilles chansons pour comprendre comment les autres composent.
Tu retrouves Tracey Thorn pour un duo. J’ai rarement entendu des voix se fondant l’une dans l’autre de cette manière. Aviez-vous pour projet de retravailler ensemble un jour, ou bien ces retrouvailles ont-elles été spontanées ?
Elle me devait une faveur car j’ai chanté sur son album. Nous avions évoqué la possibilité d’une collaboration, et puis chacun a mené sa vie de son côté et le temps s’est écoulé. Ewan Pearson, qui a produit mon album, était également aux manettes du sien. Nous enregistrions des chœurs, et Ewan a suggéré de faire appel à Tracey. Je me sentais mal à l’aise de la faire se déplacer pour chanter des “aaaaahhh” ou bien des “ouuuuuu” (rire). Quand j’ai composé Hotwire The Ferris Wheel, je me suis inspiré de The Heart Remains A Child d’Everything But The Girl. Je me suis dit, pourquoi ne pas l’envoyer à Tracey. Elle a immédiatement vu le dialogue qui se dégageait de ce titre. Elle m’a suggéré quelques modifications de paroles pour rendre le titre plus fluide pour un duo. Nous l’avons enregistré chez elle, dans sa cave.
Justement, c’est la première fois que tu travailles avec un producteur. As-tu réussi à accepter un point de vue extérieur facilement ?
En fait, ce n’est pas la première fois. J’ai déjà travaillé avec deux producteurs différents, mais j’ai annulé les sessions de travail car elles ne me satisfaisaient pas. Enregistrer avec Ewan Pearson était un challenge car j’aime avoir le contrôle sur tout. Il m’a fallu du temps pour réaliser qu’en m’opposant systématiquement aux idées de mes collaborateurs, je n’arriverais jamais à un bon résultat. J’annonçais clairement ce que j’avais en tête, et je laissais Ewan faire le reste. J’ai appris une leçon importante en lâchant du lest.
Tu as essayé, pour ce disque, d’écrire d’un point de vue masculin. Ça t’a amené à des textes sombres et pas forcément flatteurs. Te considères-tu comme un féministe ?
Clairement. C’est une évidence pour moi de me considérer en tant que tel. Par contre, ce n’est pas évident d’écrire de ce point de vue pour moi. Qui suis-je pour parler des problèmes des femmes ? Mais je trouve qu’une part du féminisme consiste à aborder le sujet en tant qu’homme. C’est comme une sorte de travail sur toi et la masculinité en général. Je voulais vraiment m’exprimer en écrivant sur le sujet. J’ai beaucoup lu sur le féminisme. Je ne voulais pas dresser un tableau de tous les problèmes existants liés à la condition des femmes. Il était indispensable de laisser entrevoir la lumière au bout du tunnel. How Can I Tell Him est le seul titre convaincant que j’ai réussi à composer, qui mélange à la fois de la noirceur et une volonté de rendre les choses différentes. Les autres titres sombraient dans les détails scabreux de la masculinité comme la violence. Mes chansons me déprimaient. À tel point que j’en arrivais à m’en vouloir d’être un homme.
Crédit photo : Michela Cuccagna
Merci à Agnieszka Gérard.