Pour inaugurer cette nouvelle rubrique, il fallait quelque chose de solide. Un incontournable. Un classique. Et oui, convaincre que les jeux de société ont leur place sur un webzine culturel n’est pas toujours une chose aisée. Et pourtant…
Et pourtant, donc, le secteur ludique est de plus en plus important. 110.000 visiteurs lors du Festival International du Jeu à Cannes qui a pris le dimanche 2 mars dernier. Et, cassons les clichés, les visiteurs étaient essentiellement des adultes.
Il faut dire que, en 2025 (mais depuis de nombreuses années, évidemment), les jeux de société ne volent pas leur place de bien culturel à part entière, au même titre qu’une bande dessinée ou un album de musique. L’industrie est construite de la même façon avec des créateurs qui offrent leurs produits à des éditeurs (équivalents aux labels pour l’analogie musicale) au service de consommateurs (désolé pour le manque de romantisme) qui sont plongés dans un univers singulier et (le plus souvent) fascinant.
Et ces créateurs/créatrices mettent donc toute leur ingéniosité dans leurs productions, qu’ils/elles doivent tester à l’envi afin qu’elles soient parfaitement équilibrées (comme un musicien le ferait pour réajuster le mix de ses compositions).
Du solide, disions nous. J’ai choisi d’ouvrir le bal avec Sea Salt and Paper. Une référence, sortie en 2022, que l’on doit à Bruno Cathala et Théo Rivière. Deux générations d’auteurs différents qui mêlent leur talent et leur inventivité pour accoucher d’un jeu remarquable. Un petit peu comme si Maradona et Messi avaient joué ensemble. Bruno Cathala, c’est un homme à qui l’on doit plus de 150 jeux. Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à cet univers, je me suis rendu compte qu’un bon tiers de mes acquisitions était signé par cet individu dont j’ignorais alors tout.

Et pour ce jeu, sorti à tout petit prix (à peine 10 euros) chez Bombyx, les illustrations sont (une fois n’est pas coutume) réalisées par les origamistes Pierre-Yves Gallard et Lucien Derainne qui ajoutent de la poésie à l’univers en même temps qu’elles justifient le jeu de mot du titre.
Mais si le jeu est beau, il est surtout efficace et se distingue par quelques particularités. C’est un jeu de cartes, bien. Celles-ci ont des pouvoirs divers, fonctionnant par association (un requin et un plongeur permettent de marquer un point et de débloquer un pouvoir) ou par collection (plus on a d’animaux d’une famille, et plus le score sera exponentiel). Je ne vais pas résumer les règles du jeu car ce n’est pas l’idée d’une chronique écrite (j’ai essayé, c’est soporifique et puis l’éditeur a déjà très bien rédigé les règles).
Je vais me contenter d’évoquer les trois twists qui confèrent à ce jeu (inspiré par le Hanafuda japonais dont Bruno Cathala est de longue date fan). Le premier, c’est que l’on débute ce jeu de cartes sans posséder la moindre carte. Il faudra constituer sa main, petit à petit, en variant les stratégies pour se procurer les cartes les plus intéressantes.

Le deuxième twist, c’est que les joueurs ont le pouvoir de décider de la fin de la manche. En choisissant le moment, donc, mais aussi les modalités. Concrètement, dès qu’un joueur a au moins 7 points, il peut décider de mettre fin à la manche : en disant « stop » (choix sécure) pour arrêter immédiatement ou « dernière chance » (logique de « quitte ou double ») en permettant à son adversaire de jouer un dernier coup. Le premier arrivé à 40 a gagné la partie (si l’on joue à deux, ce que j’ai majoritairement fait).
Et, c’est tout ? Pas tout à fait. Parmi toutes les cartes, il y a aussi 4 sirènes qui, de base, ont un pouvoir intéressant mais qui, combinées toutes les 4, mettent un terme immédiat à la partie. Même si vous étiez mené 39-0, le cumul (extrêmement rare) des 4 sirènes vous permet de l’emporter. De l’ingéniosité à revendre, donc.
En bref, Sea Salt and Paper réalise la synthèse du meilleur des jeux de société : des parties assez rapides, qui ne se ressemblent jamais, avec une vraie profondeur stratégique, une (légère) part de chance qui permet de faire enrager l’assemblée et des façons différentes de gagner. Conçu pour être joué de 2 à 4, il est particulièrement efficace à deux et, pour quelques euros de plus, se trouve même bonifié par une chouette extension qui apporte encore plus de rejouabilité et de profondeur tactique.
Sea Salt and Paper est donc (déjà) un monument dans le monde des jeux de société. Et pour à peine dix euros, il a le mérite d’être extrêmement accessible. Je ne peux que le conseiller.

Sea Salt and Paper, de Bruno Cathala et Théo Rivière.
Bombyx, 2022.


