En ce printemps 2024 où le monde va comme il peut, Ana Maria Torres et Mylène Contival, des Éditions Chandeigne, lancent une nouvelle collection intitulée Brûle-Frontières avec un premier titre signé José Vieira, Souvenirs d’un futur radieux.
Enthousiasmé par ce projet (qui souhaite faire œuvre de mémoire sur les communautés étrangères installées en France) et cet premier texte très (très !) convaincant, Addict-Culture les a tous trois rencontrés et vous recommande vivement de découvrir sans délai cette très belle initiative éditoriale et leurs passionnantes interviews .
Souvenir d’un futur radieux, est un très beau texte, sobre et puissant, un récit qui vient dire haut et fort que tous, immigrés d’hier et d’aujourd’hui « venons de la même histoire ». L’enfance de José Vieira, écrivain mais aussi cinéaste, c’est la France peu accueillante des années 60, celle qu’il entraperçoit avec ses yeux d’enfant de 7 ans le jour où il traverse la frontière avec sa mère et ses frères et sœurs pour venir retrouver un père harassé par les heures de travail, tout entier dévoué à imaginer un avenir meilleur pour sa famille. Un avenir que le chef de famille, catholique fervent, espère évidemment portugais hanté par le mythe d’un retour rapide dans un pays qu’il a pourtant quitté à cause d’une dictature qui affamait ses ressortissants et étouffait leurs libertés.
Mais voilà malgré la boue du bidonville, les humiliations à l’école et le sentiment que la frontière reste toujours à traverser pour faire partie du pays d’accueil, les enfants vont tourner le dos à leur patriarche, roi déchu et incompris, même dans la langue qu’il leur avait apprise. Ils seront français. Ni la rigueur des hivers, ni la collusion de l’état français et de la dictature n’auront raison de l’aspiration à être libre qui germe en eux dans les effluves de 68. Libre d’aller et venir, de ne pas croire, de travailler même si on est une femme, et même d’aimer en dehors du mariage.
Mais de son histoire personnelle, des souvenirs de ces années sombres et heureuses José Vieira fait un immense réservoir de mémoire, « un lieu ouvert » depuis lequel il interroge le présent. Un lieu depuis lequel il peut voir les bidonvilles d’hier remplacés par les bidonvilles d’aujourd’hui, un lieu où les collusions coupables commises par la République des années 60 bégaient sur les illégalités actuelles, un lieu où il peut reconnaître dans les humiliations contemporaines les blessures qui saillent encore en lui, un lieu où tout est terminé et où rien n’est vraiment devenu du passé.
Hier comme aujourd’hui les frontières n’arrêtent pas l’espoir de ceux qui n’ont plus que cela à quoi s’accrocher. Français sur nos cartes d’identité, nous venons tous, en grande majorité, de cet endroit-là. Souvenirs d’un futur radieux nous rappelle qu’il est de notre responsabilité de savoir faire de notre commune histoire un creuset d’humanité et non un chaudron où se prépare la soupe du diable !
Nous avons rencontré les éditions Chandeigne à l’occasion de la sortie de cette nouvelle collection.
Addict-Culture : Pour nos lecteurs qui ne vous connaissent pas encore, rappelons que les Éditions Chandeigne sont spécialisées dans la littérature Lusophone. Ce nouveau projet de collection, Brûle-frontières, propose de faire découvrir des auteurs de littérature française mais dont la spécificité est d’être issus de la double culture franco-lusophone, bref, des habitants de l’entre-deux. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur l’origine de ce projet et comment il prend place dans la ligne éditoriale des Éditions Chandeigne ?
Éditions Chandeigne : Comme vous l’avez dit les Éditions Chandeigne sont spécialisées dans le monde lusophone, en littérature nous publions surtout des traductions de langue portugaise, nous avons aussi beaucoup de livres d’histoire. Dernièrement nous avons publié Exils, témoignages d’exilés et de déserteurs portugais. Nous avons, à ce moment-là, rencontré des personnes formidables, très militantes, une réflexion plus ferme s’est engagée sur le lien entre la France et le Portugal, sur la représentation de cette histoire d’immigration et d’émigration et nous avons commencé à réfléchir aux textes littéraires existants qui évoqueraient cela. Quelle représentation a-t-on d’une des plus grandes communautés étrangères installée en France ? Une représentation assez pauvre en vérité. Nous nous sommes rendues compte que peu de textes littéraires étaient disponibles dans le panorama littéraire français, des textes forts, qui permettent de comprendre de façon sensible une réalité. Il en existe, mais très peu. Et nous voulions ouvrir cet espace à des plumes. De plus, cette collection est véritablement pertinente au sein du catalogue, car elle permet de continuer d’explorer le lien qui unit ces cultures. Elle vient compléter notre exploration du monde lusophone (Portugal mais aussi Brésil, Angola, Mozambique, Cap-Vert, São Tomé et Prince et Guinée Bissau) car oui, l’immigration crée de nouvelles identités, des identités hybrides qui se positionnent peut-être autrement, qui sont dans un entre-deux mais qui sont bien là, présentes, vivantes, sociétalement et littérairement… Une société « pure souche » n’existe pas. Pour comprendre une société, pour avancer, il vaut mieux écouter profondément les singularités qui la composent.
Addict-Culture : Pourquoi avoir choisi ce (très beau) terme de Brûle-frontières pour dénommer votre collection ?
Éditions Chandeigne : Nous avons beaucoup cherché ! C’est difficile de trouver un nom de collection ! On pense à quelque chose, pour se rendre compte que c’est finalement déjà pris… Et puis, on retourne au premier texte. Brûle-frontières, vient du texte de José Vieira, Souvenirs d’un futur radieux. À un moment dans le texte, José Vieira revient sur une conversation qu’il a eu avec des immigrants à la frontière entre la France et l’Espagne, ils évoquent les expressions que ces derniers utilisent pour évoquer le fait de passer clandestinement la frontière, si les portugais disaient « passar à salto », les émigrés nord-africains parlent de « brûler la frontière ». Cette expression nous a sauté aux yeux (et aux oreilles !) ! Oralement cela sonnait de façon très poétique, et dans le fond, avait complètement à voir avec notre projet de collection !
Addict-Culture : Le premier titre de la collection Brûle-frontières est un formidable et émouvant texte de José Vieira qui relate son enfance d’émigré portugais en France dans les années soixante. La question migratoire est aujourd’hui très sensible en France, est-ce qu’en faisant paraître ce texte en ce moment et en ouverture de votre collection on peut parler de geste engagé ?
Éditions Chandeigne : Oui ! Trop de clichés sont encore accolés aux émigrants et à leurs descendants, des clichés qui témoignent d’une méconnaissance et entraîne un certain dédain, paternalisme, racisme. C’est insupportable et absurde. Certains évoquent parfois un trait d’humour pour justifier ces clichés mais le constat est que la connaissance de la culture, d’une culture de l’ailleurs est souvent pauvre, voire nulle, ainsi et de fait ces blagues ne sont pas seulement caricaturales mais réductrices. Avec cette collection nous souhaitons partager des expériences, les mettre en parallèle avec d’autres et montrer la richesse de ces histoires.
De plus, et c’est entre autres choses, ce qui nous plaît beaucoup dans le travail de José, c’est sa capacité à mettre en lien son histoire personnelle, l’histoire de l’immigration portugaise avec l’histoire de l’immigration en générale. Ainsi, il n’oppose pas son histoire avec celle des immigrés, des exilés venant aujourd’hui en France ou aux autres communautés installées en France depuis des décennies. Il rappelle que l’histoire vient de ce mouvement. Des gens fuient des guerres, la misère, cherchent une vie vivable ainsi. C’est ce même mouvement qui a animé sa famille et les dizaines de milliers qui sont arrivées en France dans les années 50 et 60. Le mouvement est global, la responsabilité d’accueil et d’hospitalité est collective.
L’identité d’un pays, de la France est imprégnée des allers et venues des personnes, qui la peuplent. Elle est multiple, n’en déplaisent à certains. José Vieira, fils d’immigré portugais, écrivant en français, raconte cela, comme un Mehdi Charef, avec Rue des pâquerettes, ou quelqu’un d’une autre génération, par exemple, Faïza Guène, avec son très beau La discrétion. Cette collection est engagée oui. Elle réaffirme une évidence qui semble oubliée par beaucoup.
Addict-Culture : La question de la double culture est une question centrale dans un pays où presqu’un tiers des français de 18 à 60 ans ont au moins un parent ou un grand parent immigré. Quels sont selon vous les invariants de la question de la double culture qui pourraient faire des publications de votre collection des sortes d’universaux pouvant éclairer tous ceux qui se revendiquent appartenir à une double (parfois triple même !!) culture, et quelles sont selon vous les problématiques spécifiques de cette question dans la double culture franco-lusophone ?
Éditions Chandeigne : Les universaux seraient sans doute le questionnement complexe sur le sentiment d’appartenance, cela peut être évident pour certains mais relève souvent, de l’exercice de funambulisme. N’être ni entièrement d’ici, ni entièrement de là-bas. Chercher toujours. Être des deux à la fois, sans l’être tout à fait. Le silence qui peut peser autour de l’histoire de la famille entraîne également ce décalage entre la culture des parents et celle des enfants. Les descendants d’immigrés peuvent avoir du mal à obtenir des informations sur l’histoire de leurs aïeux, l’histoire est souvent douloureuse, faite de choix, de renoncements, de souffrance. Certains parents choisissent de ne pas enseigner leur langue à leurs enfants, par souci d’intégration ou tout simplement parce qu’ils ne la maîtrisent plus complètement eux-mêmes. Les enfants peuvent la rejeter, par honte, comme si la langue dévoilait des origines peu enviables. Ou tout simplement, un décalage finit par s’opérer, une langue pour l’intime, le foyer, et la construction, disons, sociale, faite à l’extérieur, en français. La langue maternelle pâtit mais cela crée aussi et souvent un mélange fertile (notamment pour la littérature). Ces questions sont des invariants spécifiques à la double culture. À cela s’ajoute aussi, la confrontation au regard de l’autre, qui pourra réduire la culture de nos parents à une référence dans le meilleur des cas maladroite… Il pourra être intrusif ou s’étonner qu’un nom à consonance étrangère puisse être porté par quelqu’un qui possède bel et bien sa carte d’identité française. Tout cela est partagé, nous le pensons, par tous les descendants d’immigrés vivant en France.
Une des problématiques aussi est la méconnaissance de l’histoire par les descendants et la population en général. Dans le cas de l’immigration portugaise, on pense souvent à une immigration dite économique (qu’on oppose à une immigration dite politique), or cette qualification élude un aspect essentiel de ce mouvement ! Les gens fuyaient une dictature qui les affamait et envoyait les jeunes hommes dans une guerre coloniale illégitime ! Les immigrés de cette époque ont dit non et aspiraient à une vie libre, meilleure ! Ils ont pris leur vie en main, avec courage ! Ils ne sont pas de simples victimes, ce sont des hommes et des femmes qui luttent. Oui, les conditions de départ ont été extrêmement difficiles, dangereuses, les conditions d’accueil honteuses (à l’instar d’aujourd’hui) mais le mouvement s’est fait pour la dignité. Avec notre collection, nous souhaitons publier des livres qui sortent de ce discours victimisant, qui arrange bien, d’ailleurs, le discours officiel du pays d’accueil. Nous souhaitons sortir de cette image de migration « miséreuse » pour révéler ces récits de courage. L’histoire française s’écrit également avec ces textes, et il est plus que temps de les faire partager. Sortir également des clichés « morue-BTP-Ronaldo » qui existent toujours, à l’en croire les bandes-annonces de comédies françaises sur le Portugal, et qui montrent une méconnaissance totale de l’appréhension de la double culture. Enfin, nous souhaitons publier des auteurs et des autrices qui « habitent le présent ».
Addict-Culture : Pouvez-vous nous donner un peu de visibilité sur les prochaines parutions de votre collection. Quels autrices/auteurs aimeriez-vous y accueillir et quelles thématiques souhaiteriez-vous éclairer ou mettre en avant grâce à ce nouvel espace ?
Éditions Chandeigne : Notre second texte sera un texte de Jorge Valadas, un récit de vie qui s’apparente à un véritable récit d’aventure ! Un déserteur, qui s’est exilé à Paris, a participé activement à Mai 68, voyagé aux États-Unis avec un faux passeport… En somme, un parcours qui sort de l’ordinaire et qui est aussi le portrait de quelqu’un qui a toute sa vie tenté de vivre selon ses convictions, les affirmer et lutter pour elles.
Pour les prochains textes, nous aimerions, aller vers des personnes, peut-être, d’une autre génération, n’ayant pas forcément vécu l’immigration mais, malgré tout, vivant, expérimentant cet entre-deux. Nous ne savons pas quelle forme cela prendra, nous le découvrirons avec les futures lectures et projets !
Nous avons aussi rencontré José Vieira autour de la sortie de son ouvrage : « Souvenirs d’un futur radieux« .
Addict-Culture : Vous publiez pour l’ouverture de la collection Brûle-Frontières, « Souvenirs d’un futur radieux« , un récit sur votre trajectoire de jeune migrant portugais au milieu des années 60. Ce texte fait suite à votre documentaire éponyme mettant en parallèle le bidonville dans lequel vous avez vécu à l’époque et un autre bidonville, récent celui-là, dans lequel vivent d’autres émigrés venant de Roumanie, des roms, au début des années 2000. Quel sens donnez-vous à cette publication dans un contexte où la question migratoire est effectivement brulante et urgente ?
José Vieira : J’ai cru, du temps où j’étais môme, quand on me refourguait des souvenirs d’un futur radieux à la pelle, à un monde débarrassé du chaos et donc de la misère et de l’émigration. Mais en vérité l’histoire que j’ai traversée n’a jamais cessé. Pire, depuis des décennies elle persiste, plus violente que jamais. D’où que nous venions, voilà un siècle ou il y a un an, nous venons de la même histoire : celle des gens acculés à tout laisser derrière eux pour se trouver un avenir. C’est un mouvement de survie pour changer la vie. Dans l’exil, nous sommes brusquement des étrangers. Nous avons peur de ne pas y arriver, d’être virés avant de parvenir à nous en sortir, de tout perdre. Nous devenons des immigrés, nous grandissons dans un sentiment de perte et d’attente de jours meilleurs. Un truc pareil ça vous remue pour la vie, faut vivre avec. Les frontières que traversent les migrants aujourd’hui, les épreuves qu’ils endurent font ressurgir des souffrances de notre passé. Des histoires de sans-papiers, d’exploités, de baraques et de boue. Les événements que traversent les migrants bousculent notre mémoire, l’attisent et arrachent à l’oubli des tranches de nos vies. Le présent n’est pas une lumière aveuglante, au contraire il nous ouvre les yeux sur des points aveugles de notre histoire et met en lumière l’hospitalité qui nous a manqué quand nous sommes venus. Notre mémoire est un lieu à explorer et pas une quelconque forteresse à défendre. Alors j’ai besoin de croiser nos exodes, de créoliser cette histoire « d’enfants trop tôt grandis et si vite en allés » – *Jacques Prévert Étranges étrangers –, de la mettre sous toutes les latitudes, de la conjuguer à tous les temps. Passé, présent, futur. Oui, l’immigration était pour nous un voyage vers le futur. J’imagine écrire pour tenter la mémoire et défier le temps. J’écoute les chants des odyssées des migrants qui affrontent la Méditerranée, les déserts et tant de terres hostiles. J’écoute et je me souviens. Toujours cette histoire de malvenus fredonnant des paradis perdus, chantant des blues pour l’hospitalité et rêvant d’un monde où chacun peut vivre libre là où il le désire.
Addict-Culture : J’ai été particulièrement émue par la lecture de votre livre qui mêle avec justesse et finesse la dimension individuelle de votre histoire personnelle et une réflexion profonde sur notre incapacité compulsive à accueillir dignement les migrants sur le territoire français. Avez-vous le sentiment que l’histoire se répète inlassablement ?
José Vieira : J’ai surtout la sale impression que ça empire inlassablement. Jamais autant de chercheurs de vie meilleure n’ont erré en Europe, sans statut, sans pays d’accueil, dans un mouvement suspendu qui dure indéfiniment, sans qu’ils arrivent nulle part. Ça s’aggrave : nous assistons au naufrage de l’Europe, des milliers de morts en Méditerranée, des milliers de gens humiliés chaque jour, jetés dans des centres de rétention. Ça s’aggrave : Pour la plupart des gens qui habitent la Terre, plus que jamais, ne subsiste qu’une façon de voyager : s’arracher sans passeport et sans visa, partir à l’assaut des frontières au risque de leur vie, se pointer sans papiers et creuser des passages dans les murs, les abattre parfois. Trop souvent les gens qui partent deviennent comme des prisonniers en cavale. La grande majorité des gens qui quittent leur pays sont déclarés par les États illégaux sur la Terre. Les tragédies vécues par les migrants deviennent de plus en plus inaudibles et l’immigration plus que jamais instrumentalisée par les tenants de l’invasion, de la France aux Français, du grand remplacement. Ces fils de Pétain ne jurent que par des frontières et des boucs-émissaires, les expulsions et les centres de rétention. Ces camelots à la petite semaine se drapent en bleu-blanc-rouge pour hystériser le débat et ramasser des voix. Où est passée la loi de 1972 contre le racisme ? N’est-ce pas être raciste que de prôner la préférence nationale ? Ça commence à devenir inquiétant, on a beau dire on n’est pas les années 30, les fachos s’affichent, ça pue le racisme et l’effondrement moral, ça sent l’odeur nauséeuse des plateaux de CNews dans les palais de la République. Va falloir ne pas lâcher l’affaire et se battre.
Addict-Culture : Les migrants actuels, et notamment beaucoup de femmes et de mineurs parfois refoulés illégalement, frappent désespérément aux portes de notre pays. Vous les appelez, à l’instar de la manière dont vous définissez les migrants portugais des années 60, des « chercheurs de vie meilleure ». Alors que nombre d’entre-nous ont dans leur généalogie des migrants de tous pays comment analysez-vous notre incapacité, notre cécité, à puiser dans nos mémoires familiales pour faire changer les choses ?
José Vieira : Je pourrais vous répondre que les statistiques sont formelles : qu’il y a de plus en plus d’enfants de l’immigration sur trois générations. Au-delà de cette limite, les mémoires familiales, diluées dans le temps, ne semblent plus valables. Mais en réalité, même sur trois générations, nos mémoires familiales restent trop silencieuses et beaucoup se sont perdues, se perdent dans les labyrinthes de l’Histoire. Toute mémoire est à construire faute de quoi elle tombe dans les oubliettes. Trop souvent l’immigration est vécue comme une expérience individuelle, nos parents se sont sentis coupables des conditions de vie où nous avons été jetés par les fureurs de l’Histoire. Une mémoire familiale ne peut se construire qu’en s’inscrivant dans un récit collectif, dans un destin commun. Et puis il y a cette injonction qui ne dit pas son nom : celle de ne pas faire d’histoire, de garder ces violences pour soi et tant qu’à faire d’oublier et surtout de se mettre au diapason de la République et de ne pas flirter avec le séparatisme. C’est dans notre Histoire – L’Histoire de la France dans le monde – que nous devrions puiser pour faire changer les choses. Mais la France, pays d’immigration depuis des siècles n’a de cesse de voter des lois contre les étrangers en situation irrégulière. Vingt-neuf lois ont été promulguées depuis 1980 contre des immigrés qui, entretemps, pour beaucoup sont devenus français. Cet acharnement à exclure les immigrés sans papiers qui vivent et travaillent ici depuis des années a laissé, laisse forcément des séquelles dans la mémoire des étrangers malvenus. Ces derniers temps j’ai lu beaucoup de beaux romans qui réincarnent des récits familiaux qui étaient tombés en lambeaux. Il y a comme un soulèvement littéraire des enfants de l’immigration, une révolte contre les assignations à faire profil bas, à se fondre dans le paysage. L’Histoire et les Sciences Sociales s’en mêlent, plus rien ne sera comme avant. Je ne sais pas si vous vous souvenez que Milan Kundera dans Le Livre du rire et de l’oubli écrit, premier chapitre, début du paragraphe 2 : On est en 1971 et Mirek dit : « la lutte de l’homme contre le pouvoir est la lutte de la mémoire contre l’oubli ». On est 2024 et la question ne s’est jamais posée avec autant d’acuité.
Addict-Culture : Dans Souvenirs d’un futur radieux vous dialoguez non seulement avec vos parents avec qui vous arrivez en France en 1965 à l’âge de 7 ans, mais aussi avec votre fille. Comment peut-on transmettre cette double culture qui est si fondamentale dans votre trajet de vie alors que vous avez quitté très tôt le pays de votre enfance et que comme vous le dites dans votre récit, une fois parti on ne revient jamais vraiment ?
José Vieira : Une double culture ? Je ne suis pas sûr ! Ça fait bien longtemps que je ne pense et ne rêve qu’en français. Je n’écris et ne parle couramment que la langue de Molière. Ça fait des lustres que ma double culture n’en mène pas large. J’étais môme quand j’ai débarqué en France, le retour a été l’utopie de mon enfance, le Portugal, l’ailleurs de mon adolescence. Mais très vite le pays fantasmé est devenu fantasque dans mon imaginaire. Je ne peux qu’y puiser le passé, c’est limité. Mais j’aime y aller, je trouve encore des visages et des paysages pour me promener dans mon enfance. J’entends avec ravissement des mots appétissants, qui sentent bon, qui chantonnent des histoires. Le Portugal, c’est le pays d’où je viens, le pays de mon enfance et sans doute ne suis-je pas le seul à le ressentir : je le vis au passé. Cela n’empêche que je tiens à raconter pourquoi nous sommes venus, comment nous avons été chassés par une dictature, comment la France nous a accueillis à chantiers ouverts et logés dans des taudis. Je viens d’un exode, d’un grand déménagement. C’est que ça déménage de tout laisser sans savoir ce qu’on va trouver, de brusquement ne plus avoir les mots pour nommer le monde à la ronde. La vie devient un putain de chantier, tout est provisoire, on se sent partout déplacé, nulle part à notre place et trop regardé de traviole pour ne pas dire méprisé et humilié. C’est cette histoire que je veux transmettre.
Addict-Culture : Homme d’images et homme de lettres vous tentez de faire apparaître les choses. Pourtant vous savez vos souvenirs partiels et fuyants et vous vous interrogez sur ce que les jeunes Syriens, par exemple, garderons comme images de ce qu’ils sont en train de vivre aujourd’hui. Finalement, quelle position vous semble la plus souhaitable pour parvenir à continuer dans une vie de migrant, maintenir ces images présentes où les dépasser ?
José Vieira : Étonnement pour qu’elles restent présentes (car tôt ou tard nous en aurons besoin pour écrire notre histoire) il faut d’abord dépasser les images de notre exode. C’est primordial d’aller au-delà, ne pas nous arrêter aux souvenirs qui hantent notre mémoire. À la limite ça nous fait des vacances que les traces du voyage pour une vie meilleure perdent toute réalité dans l’insouciance de l’enfance et dans les mythes de l’exil. Pour que le pays qui nous a proscrit devienne une terre promise, il faut effacer les images d’oppression et de misère. Pour que le pays qui nous a si frileusement accueillis devienne le nôtre, il faut oublier qu’on a été trainé dans la boue et que décidément, malgré tout, avec le temps, cette fuite était un voyage vers des jours meilleurs. Pour finir, il nous faut nous délester de la nostalgie, quitter le provisoire et nous afficher dans le présent. J’aimerais aller au-delà des images qui surgissent dans mes souvenirs, les inscrire dans une mémoire collective, confronter cette mémoire aux traces qu’a laissées l’Histoire et raconter les événements que j’ai traversés, les vies par où nous sommes passés. Un récit où je est un nous.
Addict-Culture : Malgré la boue, les humiliations à l’école et les conditions ignobles dans lesquelles votre famille a vécu au sein du bidonville de Massy, vous gardez, dites-vous tendrement à votre père dans le livre, de beaux souvenirs de cette enfance. Est-ce que c’est dans cette enfance malgré tout heureuse que vous puisez encore aujourd’hui la force de votre engagement ?
José Vieira : Je ne sais pas mais l’idée me plait. Quand j’ai débarqué au bidonville en provenance du bled, j’ai dû me dire que La France était Le pays où l’on n’arrive jamais.- *Titre d’un roman d’André Dhôtel lu au bidonville – Malgré tout ce chaos du début, quand on est môme on percute vite que l’émigration est un voyage pour le futur. J’avais débarqué dans un monde en couleurs. Il y avait même des bonbons de toutes les couleurs. Il y avait des ballons pour jouer au foot, des livres illustrés à lire et à admirer, de quoi jouer aux indiens et aux cow-boys. Les décharges nous prodiguaient jeux et jouets, de quoi avoir un peu d’argent et d’être insouciants. Il y avait des mots nouveaux qui nommaient des choses inconnues et désirées, tout semblait possible, je rêvais que je volais comme un oiseau, l’avenir serait radieux. Comme Camus j’ai, de mon enfance, des souvenirs bouillonnant de soleil. J’étais un môme comme les autres et, je me demande toujours pourquoi, j’aimais l’école, lire et écrire. Des enfants innocents mourraient de faim au Biafra, j’étais révolté par cette injustice et par tant d’autres qui m’oppressaient, ça ne s’est pas arrangé avec l’âge.