[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]n 1988, âgée de 10 ans, je brûlai ma première idole. Et pourtant : de longs cheveux auburn, une cicatrice sur la joue gauche, un jean slim tenu par deux ceintures et glissé dans des bottines élégantes, cet homme me tenait en haleine, en joue même depuis quatre ans, d’autant plus qu’il était à l’origine d’un miracle. Il ne transforma pas l’eau en vin, il fit mieux. Je dois avoir six ans alors. Un long déjeuner du dimanche face à une assiette de petits pois du jardin et ma mère qui ne lâche rien face à mon refus de les avaler. Les minutes (des heures pour moi) s’égrènent de manière interminable, tout le monde a quitté la table, les petits pois sont froids. Mais rien, rien qui ne me fasse céder, je boude silencieusement. Et alors, ce générique au loin …. Le voilà Albator, Le capitaine corsaire, Il revient Albator, Pour les enfants de la terre. Et paf, l’assiette finie en deux secondes pour quitter la table et me coller devant mon programme préféré. Jean-Pierre Coffe pouvait aller se faire relooker, il n’y avait que mon chevelu sexy à la tête de mort pour me faire avaler alors ces affreux légumes verts qui ont du goût.
Mais voilà, mes certitudes, mes rêves, mes fantasmes s’effondrèrent devant non pas l’affreuse soupe de bettes, autre rituel traduit dans mon imaginaire par soupe de bêtes aka petits insectes beurk affreux caca boudin maman sorcière (heureusement j’appris plus grande qu’on pouvait aussi dire blettes, ce qui reste moche quand même) mais à cause de la sortie de l’album Kick de INXS. Alors là, je vous entends déjà dire « hé l’auuuut’ t’étais qu’une gamiiiiiine gennnre t’écoutais INXS « . Eh bien l’autre, elle te dira que non, évidemment, elle n’était pas allée acheter leur disque dans son Codec mais que leur écoute à la radio ou à la télé, ça lui faisait tout chose. Au fond, il y avait une certaine continuité capillaire entre Michael Hutchence et Albator, et si ce dernier avait eu le génie de chanter et d’enregistrer des clips et des disques, elle ne l’aurait peut-être pas plaqué comme cela. Mais surtout ces Need You Tonight et Devil Inside avec tout ce sex appeal, même si je n’en comprenais pas tout à fait encore le sens, ça me titillait. Et puis surtout, il y avait cette ballade überromantique qui m’aurait fait avaler un kilo de jardinière de légumes, Never Tear Us Apart. Aahhh, souvenez vous, Michael Hutchence emmitouflé dans son long manteau, perdu dans les rues de Prague, ces faux violonistes au bord de l’eau alors que les cordes sont jouées au synthé et cette touche de saxo so eighties qui nous faisait totalement lâcher prise. Et cette promesse christique : I’d make wine from your tears. Ah décidément, il était bien plus fort que l’homme qui me murmurait : mange tes petits pois.
Les années 90 sont passées par là. Il fallut bien cacher ce plaisir coupable voire honteux sous des oripeaux grunge faussement rebelles mais jamais je ne lâchais et Kick et ce titre que je continuais à écouter en cachette. La quarantaine arrivant, assumant désormais mes rides, mes défauts, mes kilos en trop ( pas trop le choix faut dire), j’en profite pour réécouter sans filtre Kick, suscitant parfois des toux gênées et des moues dans mon entourage (mais si vous saviez comme je m’en fiche) surtout quand arrive Never Tear Us Apart où je me lance presque à chaque fois dans une chorégraphie digne d’une Kate Winslet à bord du Pacific Princess avec les yeux humides. Un spectacle sans aucun doute pitoyable, surtout en raison de l’absence de jupon qui tourne, manque vite paré par un torchon qui traine, orné de tâches douteuses de cuisine quand faut improviser, j’y vais. Bref, je pense que vous avez suffisamment saisi mon amour inaltérable pour Never Tear Us Apart de INXS pour que je puisse passer à la suite.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]e temps passant ainsi que la disparition prématurée de Michael Hutchence ont permis d’apporter un autre éclairage à Kick qui est passé de la catégorie d’album à midinettes à disque culte et Never Tear Us Apart est un titre qui n’en finit plus d’être repris (Tom Jones, Joe Cocker, Ben Harper …). Arrêtons nous sur la façon dont Beck l’aborde. Nous sommes en 2009 et Beck vient de mettre fin au contrat qui le liait depuis presque vingt ans à sa maison de disques, Geffen Records. Il décide alors de se tourner vers d’autres projets, produire quelques artistes comme Charlotte Gainsbourg ou Thurston Moore et se faire plaisir en reprenant des albums qu’il considère comme cultes. Pour cela, il fonde le Record Club. Le principe est simple : Beck convoque des amis musiciens avec lesquels il rejoue un album en entier sur une journée. Les titres sont enregistrés, filmés et diffusés sur son site, à raison d’un par jour. « Le but n’est pas d’améliorer l’album original, ni d’en restituer l’énergie, mais plutôt de jouer simplement la musique et de documenter ce processus. Et ceux qui ne connaissaient pas les versions originales auront envie de les découvrir à l’écoute de ce travail, du moins nous l’espérons. » avance-t-il. Il s’attaque ainsi à l’album culte du Velvet Underground et Nico avec Nigel Godrich et Songs of Leonard Cohen avec Devendra Banhart et MGMT.
En 2010, Beck décide de reprendre l’album Kick de INXS. À la place du bellâtre Michael Hutchence, ce sera la tout-aussi bouclée Annie Clark aka St. Vincent sur la plupart des chants. À la guitare, Sérgio Dias de Os Mutantes. Deux membres de Liars, Angus Andrew et Julian Gross, viennent compléter ce combo hétéroclite. Cette équipe tout risque reprend avec plus ou moins de réussite et bonheur l’ensemble du disque. Leur version de Never Tear Us Apart est cependant tout simplement à tomber. Une merveille de délicatesse portée par la grâce et le chant de St. Vincent ainsi que les cordes sublimes de Daniel Hart. Le titre quitte alors définitivement ses orchestrations un peu lourdingues des eighties pour acquérir une dimension classique et majestueuse que je vous invite à découvrir.
Record Club: INXS « Never Tear Us Apart » from Beck Hansen on Vimeo.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]n 2012, Kick retrouve sa terre natale australienne et gagne encore quelques lettres de noblesse, en étant repris entièrement par Courtney Barnett. Là-bas, Never Tear Us Apart est un titre culte pour le pays, même le club de foot de Port Adelaïde l’a adopté depuis 2014 comme hymne officieux du club et a imprimé des écharpes aux couleur du club avec les mots « Never Tear Us Apart » dessus, que les supporters chantent à l’unisson au début des matchs.
La rockeuse est invitée à reprendre Kick dans le cadre d’une série de concerts au Pure Pop Records de Melbourne, un disquaire désormais fermé, intitulée Summer of Classic Albums, où un artiste est convié à redonner vie à un grand classique par soirée. Seule sur scène avec sa guitare, l’artiste réalise avec brio le tour de force de faire redécouvrir le disque en l’épurant, en distillant ses orchestrations originelles un peu trop criardes pour en retrouver la substantifique moelle (vous pouvez d’ailleurs voir son concert ici).
La performance de Courtney Barnett a été à ce point marquante qu’une marque de téléphone à pomme a décidé de l’inviter à reprendre le titre de Kick, Never Tear Us Apart, dans le cadre d’un spot publicitaire australien destiné à promouvoir le mariage homosexuel et sorti ce 24 février. Par (mal)chance, il est possible d’écouter sa reprise en intégralité et sans publicité en streaming ci-dessous ( il n’y a pas d’autre format disponible à ce jour). Une version lente et bouleversante, très proche au fond de la version acoustique de INXS parue en 1987 sur le CD promotionnel Don’t Lose Your Head destinée au public japonais ou de la version soul exhumée en 2012 à la faveur d’une réédition de Kick pour les 25 ans du disque.
Vous l’aurez compris, rien ne pourra plus jamais me séparer de Never Tear Us Apart et je continuerai à la chanter for a thousand years, petits pois dans l’assiette ou non.